Lorsque l’enfant paraît
Un tourbillon dans une vie trop bien rangée
Les 100-bornards pourraient volontiers revendiquer le précepte « Connais-toi toi-même », que les Grecs avaient gravé à l’entrée du temple d’Apollon, à Delphes. Socrate, qui n’avait pourtant jamais couru de 100-bornes (les mauvaises langues racontent qu’il ne courait que pour attraper son bus), en avait lui-même fait une devise.
Parce qu’il est essentiel, en se lançant sur la distance, de connaître les réactions de son corps et de son esprit, quand les douleurs et la fatigue commenceront à envahir ses jambes. Se connaître, c’est non seulement utile, c’est même inévitable : à force de courir de longues heures, seul avec soi-même, on finit par devenir familier de toutes les sensations, tous les états d’esprit, auquel une vie normale nous avait habitués à ne pas prêter attention. L’ultra-marathon nous permet de faire profondément connaissance avec nous-mêmes, et plus on le pratique longtemps, mieux on se connaît.
C’est probablement pour cette raison que, alors que j’allais préparer, en cet été 2019, mon dixième 100 km de Millau, et mon quinzième 100-bornes en tout, je pensais pouvoir anticiper le détail de ce qui m’attendait : les quatre premières semaines de préparation seraient difficiles, la semaine de récupération me ferait un bien fou, les quatre semaines suivantes (pourtant plus lourdes en terme de kilométrage) passeraient étonnamment mieux, les deux semaines de repos, ensuite, me permettraient de me refaire une santé et de penser un peu à autre chose, et le jour de la course, je serais heureux de retrouver l’ambiance unique des 100 km de Millau, je partirais avec un grand sourire, je commencerais à avoir mal partout autour du 55ème kilomètre, et je finirais en me motivant au mieux, pour oublier les douleurs et (si les circonstances le permettaient) pour lutter pour la victoire. Finalement, la recette était toujours à peu près la même, et les petites améliorations successives, que j’avais apportées à mon plan d’entraînement au fil des années, n’avaient pas fondamentalement changé le déroulement de la préparation, ni celui de la course.
Mais cette année, deux événements sont venus me tirer de la routine qui avait commencé à ronronner, été après été, dernier-samedi-de-septembre après dernier-samedi-de-septembre. Le premier de ces deux événements n’avait pas été franchement agréable : sans vraiment savoir pourquoi, je m’étais blessé pendant l’hiver (une déchirure au mollet droit, qui avait commencé à se déclarer timidement la veille de Noël, puis qui m’avait violemment cloué sur place trois jours plus tard). Moi qui ne m’étais plus blessé depuis 15 ans, je me suis trouvé un peu dépourvu pendant quelques semaines (je me doutais que, si c’était effectivement une déchirure, il faudrait arrêter le sport pendant un moment, histoire que les fibres musculaires se recollent – mais je ne savais pas vraiment combien de temps arrêter). Le résultat n’a pas été fameux : je me suis arrêté quelques jours, j’ai fait quelques séances de musculation des cuisses (qui, elles n’étaient pas touchées) et de vélo (qui ne me faisait pas mal au mollet, mais bon, rétrospectivement je me dis que c’était sans doute une erreur : les mollets étaient aussi sollicités à vélo), j’ai repris trop vite les entraînements de course à pied, je me suis re-blessé, je me suis re-arrêté, mais pas assez longtemps, et re-re-blessé, bref, à la fin du mois de janvier j’avais encore mal, et je me suis résolu à aller consulter un médecin du sport. Je me fais une religion d’éviter autant que possible tout contact avec le corps médical pour tout ce qui touche à mes loisirs, mais là, l’heure était grave : j’avais très envie de re-courir, à la fin du mois de mai, les 100 km del Passatore, en Italie, qui m’avaient laissé un souvenir tellement plaisant deux ans plus tôt. Il allait falloir commencer la préparation spécifique à la mi-mars, autant dire qu’il était grand temps, un mois et demi plus tôt, de se guérir et de commencer à enchaîner les belles séances, en prévision de la préparation du 100-bornes (oui, une préparation à la préparation …).
J’ai pris quelques conseils autour de moi, et il se trouve qu’il y a, à Montpellier, un médecin du sport qui semble avoir une aura presque magnétique sur les coureurs à pied (la plupart des coureurs me recommandaient ce même médecin, et prenaient, en prononçant son nom, une sorte d’attitude de respect béat, au point que je commençais à me demander si je n’allais pas tomber sur le gourou d’une secte d’un nouveau genre – la secte des coureurs à pied qui ont un bobo à soigner). Ce médecin est très demandé, il a adopté une procédure un peu compliquée pour les prises de rendez-vous (il faut appeler sa secrétaire, détailler son CV sportif, et si le médecin vous juge digne d’être de ses patients, la secrétaire vous rappelle pour vous proposer un rendez-vous). Un peu agacé par tous ces salamaleks, et impatient de soigner mon mollet alors que la secrétaire ne me rappelait pas, j’avais fini par prendre rendez-vous avec un autre médecin du sport, selon une procédure beaucoup plus académique. Évidemment, ce qui devait arriver arriva, et la secrétaire du premier m’a rappelé alors que j’avais déjà pris rendez-vous avec le deuxième, et, moi qui vous disais ne jamais consulter de médecin pour pratiquer la course à pied, je me suis retrouvé à en consulter deux en trois jours (oups !). Et tant qu’à faire, j’ai aussi eu l’occasion, à peu près à la même époque, de parler de mes problèmes de mollet à un autre professionnel de santé, qui m’a aussi donné ses propres conseils.
Bref, j’ai donc eu l’occasion de comparer les diagnostics et recommandations de trois professionnels distincts, et, en bon scientifique expérimental, je considère qu’une vérité n’est établie que si elle est confirmée reproductiblement. Pour le coup, j’ai été servi : ils n’étaient d’accord ni sur l’origine de la déchirure, ni sur le traitement à suivre pour la guérir …
Il a donc fallu faire au mieux, et le mieux, dans le cas présent, s’apparentait un peu au pire : faire une croix sur mon 100-bornes italien du mois de mai, arrêter complètement de courir pendant le mois de février, pour reprendre timidement (juste par de petits footings sans prétention) à la fin février, puis recommencer à courir normalement à la mi-mars (en allant chez le kiné deux matins par semaine pour des exercices de rééducation). Juste le moment où j’étais censé lancer la grosse prépa pour le 100-bornes italien 🙁 Et c’est donc à Millau que j’allais courir mon unique 100-bornes de la saison, fin septembre. Comme finalement la guérison s’est très bien passée (après ce long arrêt, et cette reprise très progressive, je n’ai jamais senti revenir la déchirure), j’ai pu courir le trail organisé par mon club, Védas Endurance, le 12 mai. Et c’est sans le moindre problème que j’ai ensuite pu allonger les séances, et arriver en juillet en pleine possession de mes moyens, prêt à attaquer la préparation spécifique pour Millau.
Je vous disais que deux événements étaient venus bousculer le train-train de ma routine habituelle, Millau-boulot-dodo. Le deuxième événement était infiniment plus heureux et plus important que cette bête déchirure au mollet. Le 11 juillet, Chu-Fan, ma femme, accouchait de notre petite Delphine, notre joli petit bébé que nous avions longtemps espéré … Chu-Fan et moi découvrions la parentalité, ce jour du 11 juillet nous restera à jamais inoubliable : il nous a précipités dans un tourbillon de bonheur, d’émerveillements quotidiens, il nous a ouverts à un univers que nous ne soupçonnions pas. Moi qui ai toujours été un gros dormeur, j’avais même plaisir à me lever en pleine nuit pour préparer un biberon de lait en poudre ou changer une couche – et contempler amoureusement cette petite paire d’yeux qui me dévisageait quand je bataillais avec les boutons-pression des pyjamas ou que je dissolvais des cuillerées de poudre de lait dans de l’eau minérale … C’est un spectacle incroyable que de contempler les progrès de ce petit être tout neuf, qui apprend à contrôler ses mouvements, à reconnaître ses parents dans le paysage, qui fait des petits sourires pour des raisons inconnues – parfois même dans son sommeil. Combien de temps avons-nous passé à juste la regarder dormir, cette petite fille qui venait d’arriver avec fracas dans notre vie, et qui était en train de la révolutionner … Son visage qui s’est arrondi au fil des semaines, à force de téter comme une goinfre ; ses petites mains délicates ; ses petits bras, tout maigres à la naissance, et qui se sont rapidement potelés …
J’avais pris deux semaines de congés, en plus de mes deux semaines de congé paternité. Nous avons passé un mois à vivre toujours ensemble, tous les trois, je n’avais pas à aller travailler, je n’avais qu’à m’occuper de ma femme qui reprenait des forces, et de ma fille, qui en prenait, tout court. Alors forcément, dans ce genre de situation, j’avais du mal à me motiver à aller courir. Les années précédentes déjà, la préparation était vraiment difficile sur le plan physique, je partais courir alors que j’étais encore fatigué de la séance de la veille – mais là, cette année, j’avais encore moins envie d’aller courir que d’habitude ! Il fallait arrêter de câliner, et laisser là ma femme et ma fille, pour aller courir tout seul comme un couillon dans la campagne … Ah oui, cette année, il a vraiment fallu se faire violence pour aller faire toutes les séances, et ce n’était pas seulement à cause de la fatigue !
Mais, en acceptant parfois de faire mes séances tard le soir, ou en pleine digestion l’après-midi, j’ai pu trouver le temps et la motivation d’aller courir autant qu’il le fallait, pendant tout l’été (j’ai juste fait sauter une séance un peu difficile, début septembre, lors de ma dernière semaine de prépa avant les quinze jours de repos pré-course : j’étais exténué par la conjonction du plan d’entraînement et du manque de sommeil, il était clair que je commençais à accumuler une grosse fatigue en fin d’été). Mon plan d’entraînement est accessible ici, les liens sont cliquables, ils donnent accès au détail des séances effectuées. Je n’étais pas spécialement confiant en bouclant la préparation : outre une petite douleur persistante au genou gauche (qui voulait bien se faire oublier si je massais fréquemment le genou avec de la glace), quelques signes de fatigue m’inquiétaient particulièrement. Je mesure mon pouls au repos chaque matin, et cette année, il était nettement plus élevé que les années précédentes à la même période (autour de 45 à 50 pulsations par minute, contre environ 40 d’habitude). Et sur mes deux plus grosses sorties d’entraînement (la sortie de 3h30 le 25 août puis celle de 4h15 le 1er septembre), je n’avais même pas réussi à tenir mon allure visée pour la course (4 min 20 / km), alors que les années précédentes je n’avais eu aucune difficulté à courir même plus vite, et sur des parcours encore plus vallonnés. Non, vraiment, il ne fallait pas s’attendre à des miracles cette année sur les routes de Millau …
Traditions malmenées
Pas de miracle à attendre, surtout que mon dauphin de 2018, Cédric Gazulla, champion de France en titre, allait revenir cette année, a priori mieux préparé. Les autres indéboulonnables, aussi amourachés de cette course que je le suis moi-même, Aurélien Connes et Gabriel Noutary, seraient également au rendez-vous : ces deux coureurs progressent chaque année, et ils n’abandonnent jamais – il fallait compter sur eux pour le podium. Ludovic Dilmi, mon vainqueur de 2013, qui sortait tout juste d’une grosse semaine de stage avec l’équipe de France de course de 24h, venait faire son décrassage sur les 100 km de Millau (!). Et mon ami Dominique Herzet, le complice belgo-corse de l’aventure italienne, déjà 7ème à Millau en 2014, 4ème en 2016 et 12ème en 2018, s’était inscrit à la dernière minute pour venir se mêler au joyeux peloton coloré.
L’un des cadors de l’an dernier, Jérôme Chiotti (qui avait terminé 3ème), n’allait, lui, pas participer : il avait fait une grosse coupure d’entraînement, et en fin d’été il reprenait seulement une activité régulière, mais plus seulement en course à pied – il va s’essayer au triathlon. L’ayant appris, je lui avais écrit pour lui demander s’il accepterait de se joindre à Chloé et Jean-François, mes accompagnateurs attitrés (et qui m’avaient déjà accompagnés ensemble l’an dernier – Jean-François avait d’ailleurs beaucoup payé de sa personne …). Jérôme avait gentiment accepté, et c’est donc avec trois accompagnateurs à vélo que j’allais arpenter les routes sud-aveyronnaises ce 28 septembre. Trois, et même quatre sur la deuxième boucle du parcours : Sylvie, mon entraîneuse au MA2M, venait faire une sortie d’entraînement dans la région ce samedi matin, et elle allait ensuite enfourcher un vélo que je lui prêterais pour nous rejoindre à partir du passage au marathon.
Le vendredi 27 septembre, j’ai donc embrassé ma femme et ma fille, qui restaient à la maison (pour la première fois depuis l’accouchement, j’allais passer deux nuits consécutives séparé d’elles …), je suis allé chercher Chloé, et nous avons fait ensemble la route pour Millau. J’avais eu un peu de mal à quitter ma famille, et c’est avec une grande émotion que, dans la voiture, je racontais à Chloé à quoi ressemblait ma nouvelle vie … Autant j’avais réussi, chaque jour cet été, à aller faire ma séance sans trop culpabiliser, autant je n’avais pas pu dire au-revoir à ma petite Delphine (qui dormait paisiblement à ce moment-là) sans écraser une larme. Heureusement que je partageais le trajet avec Chloé, qui égayait la conversation : je me suis tellement ramolli, cette année, que j’aurais passé tout le voyage à me demander pourquoi je m’éloignais de ma famille pour plus de 48 heures. Dans ma tête à ce moment-là, il était à peu près clair que ce serait ma dernière participation aux 100 km de Millau, et même à une course de 100 km, quelle qu’elle soit. Je n’en avais plus beaucoup l’envie, j’avais changé, j’étais en train de passer à une autre étape de ma vie …
À Millau, nous sommes allés au camping « les Rivages », dont les propriétaires, n’ayant pas oublié leur promesse de l’an dernier, m’offraient gratuitement la location d’un mobil-home pour le week-end, pour célébrer ma victoire de 2018. Nous y avons retrouvé celui qui fut mon directeur de thèse, à Toulouse, et qui est devenu mon ami intime, Jérôme (avec Denis, qui était aussi de la partie cette année encore, nous avons participé à chaque édition de la course depuis 2010) – et plus tard, nous allions retrouver dans la salle du Parc de la Victoire le reste du groupe d’amis chercheurs toulousains, qui viennent chaque année plus nombreux pour notre rendez-vous sportif de septembre : Patrice et Sylvain, qui allaient courir le marathon, Célia, Simon et Christophe, qui allaient courir le 100-bornes, accompagnés respectivement par Patricia, Léo et Philippe. Denis, gladiateur d’entre les gladiateurs, allait courir sans accompagnateur, tandis que Jérôme serait suivi par Bernard (encore un chercheur, mais lui est niçois …). En arrivant dans le parc, nous avons retrouvé mes parents, qui m’avaient encore une fois fait le plaisir de venir m’encourager sur la course (avec leur chien, Jumper, qui aime bien venir à Millau lui aussi), ainsi que mon pote Dominique Herzet et sa femme Elisabeth, puis dans la salle, nous avons rejoint Jean-François (qui allait donc m’accompagner à vélo le lendemain).
Cette année, il était plus de 19h quand je suis enfin allé retirer mon dossard. Pour punition, j’ai été privé de micro : j’aime bien, chaque année, aller saluer les speakers, Philippe et Philippe, qui en profitent pour me demander mes impressions avant la course. Mais là, la pasta-party avait commencé, un groupe de musique jouait, sur la scène, et on n’allait pas leur faire concurrence en braillant au micro. Ce n’était qu’un tout petit détail, mais il me confortait dans l’idée générale que quelque chose avait profondément changé, cette année. Je ne pouvais pas sacrifier au petit rituel traditionnel de l’interview d’avant-course ; mon numéro de dossard (le n°1019, cette année) n’était pas un multiple de trois (je vous ai déjà raconté que j’aimais bien les multiples de trois …), c’était d’ailleurs un nombre premier (en 10 participations, c’est la première fois que j’allais porter un nombre premier) ; et, surtout, je n’arrivais pas à me mettre dans l’ambiance : dans ma tête, j’étais encore un peu à côté du berceau, dans notre appartement à Grabels …
Quand j’ai retiré mon dossard, la bénévole m’a reconnu et m’a souri. Elle m’a dit, presque en s’excusant, qu’on avait glissé un petit mot pour moi dans l’enveloppe contenant mon dossard. Je ne comprenais pas, alors elle a sorti le papier de l’enveloppe, et me l’a tendu : c’était un autre coureur, Eddy Cassen, qui m’avait laissé un gentil message pour me demander si je voulais bien lui laisser un petit autographe (qu’il faudrait que je donne à la bénévole, et lui, passerait le récupérer dans la soirée). J’ai été vraiment touché de la gentillesse de cette petite lettre, j’ai emprunté un stylo à Jean-François (oui, accompagnateur sur 100-bornes, c’est un boulot à temps plein !), pour rédiger ma réponse à Eddy. Je lui ai notamment demandé de se signaler à moi par son prénom quand, le lendemain entre St-Affrique et Millau, nous nous croiserions de part et d’autre de la ligne pointillée : je voulais le rencontrer et pouvoir l’encourager par son prénom.
Nous sommes ressortis de la salle et avons rejoint nos voitures. Chloé, Jean-François et moi allions prendre nos quartiers dans le mobil-home, tandis que mes parents allaient rejoindre le gîte qu’ils avaient loué à Millau. Alors que nous étions sur le point de partir, j’ai aperçu un ami que je n’avais pas revu depuis des années, Abdel Guelagueli, mon ancien voisin à Grabels, et qui habite maintenant à Toulouse (on s’est croisés, moi j’arrivais de Toulouse quand on est devenus voisins). Ancien footeux, il m’avait dit qu’il s’essaierait au marathon cette année, et qu’il avait choisi Millau – c’est une décision que j’approuvais d’autant plus qu’elle allait me donner l’occasion de le revoir 🙂
Et c’est donc à la nuit tombée que Chloé, Jean-François et moi avons rejoint notre mobil-home. Jérôme, qui allait compléter l’équipage d’accompagnateurs à vélo le lendemain, nous y a rejoint peu après, une fois qu’il a eu terminé son entraînement de natation quotidien. Ces trois lascars allaient passer la journée du lendemain à m’alimenter avec des gels sucrés aux parfums synthétiques, et avec de la boisson énergétique au goût citron (miam !). Pour me venger par anticipation, je ne leur ai donc proposé comme dîner qu’une grosse platée de riz, tout juste agrémentée d’un peu de sauce tomate industrielle et de thon en boîte, et quelques bananes. Mais ce menu délibérément rébarbatif n’a pas suffi à entamer leur bonne humeur, et nous avons passé un très bon moment tous les quatre, à rigoler et à parler de tout et de rien, jusqu’à ce qu’on décide qu’il était grand temps d’aller se coucher, en prévision de la grosse journée du lendemain. J’ai donné à Jérôme un petit sac plastique contenant le ravitaillement solide qu’il transporterait sur la course, puis il a pris congé, et nous n’avons pas tardé à nous glisser sous les draps.
Incurie
Après une nuit à peu près correcte (je n’avais pas trouvé le sommeil tout de suite, mais je m’étais quand même endormi beaucoup plus vite que l’année dernière), je me suis levé vers 7h. J’ai préparé la boisson énergétique, ensuite répartie dans les bidons que j’ai distribués à mes accompagnateurs, et j’ai installé un panier sur le vélo de ma femme, que j’allais prêter à Sylvie (le vélo, pas ma femme) pour qu’elle nous accompagne à partir du marathon. Une fois n’est pas coutume, nous avons réussi à quitter le camping à l’heure prévue (8h30), non sans avoir pris le temps de faire quelques petites photos avec la bande de copains toulousains presqu’au complet.
Denis et Jérôme nous ont rejoints après la photo ; Denis, qui n’avait pas d’accompagnateur à vélo, a donné à Chloé le dossard d’accompagnateur qu’il n’allait donc pas utiliser. C’est Jean-François qui portait le dossard d’accompagnateur associé à mon numéro de dossard (le n°1019), et Chloé allait donc porter le dossard d’accompagnatrice n°1010 (le numéro de dossard de Denis) : de cette manière, elle pourrait traverser d’éventuels barrages policiers si, comme l’an dernier, la maréchaussée décidait de bloquer tous les cyclistes qui ne portaient pas de dossard officiel d’accompagnateur.
Jean-François, Chloé et moi sommes ensuite partis à vélo (je prenais le vélo de ma femme, destiné à Sylvie) pour rejoindre le Parc de la Victoire. Il n’a fallu qu’une centaine de mètres pour que le premier problème de la journée m’impose de m’arrêter : il se trouve que Sylvie et ma femme ont à peu près le même gabarit, mais que je suis un peu plus grand – et qu’il était très inconfortable pour moi de pédaler sur un vélo réglé à leur taille. Je me suis donc arrêté pour remonter la selle au maximum, histoire de ne pas me fatiguer les cuisses avant le départ de la course. Juste, il ne faudrait pas oublier de redescendre la selle avant de laisser le vélo à Sylvie : j’avais installé un système antivol sur le blocage rapide de la tige de selle, et Sylvie n’allait pas pouvoir redescendre la selle sans que je lui explique comment faire … Le deuxième problème de la journée n’a pas tardé non plus : je n’avais pas assez serré les fixations du panier de mon vélo, et le panier, alourdi par des bidons de boisson et une quantité de gels sucrés, s’affaissait petit à petit, jusqu’à frotter sur la roue avant. Il a fallu s’arrêter deux fois dans Millau pour resserrer (d’abord un peu plus, puis franchement à fond la deuxième fois) les attaches de ce panier ventripotent.
Nous nous sommes arrêtés un peu avant l’entrée du Parc, en rejoignant le gigantesque peloton d’accompagnateurs à vélo. J’ai attaché quelque part le vélo pour Sylvie (en oubliant, naturellement, de lui rebaisser la selle), et nous avons commencé à discuter avec les amis qui, tous, étaient en train de se rassembler autour de l’entrée du Parc. Un peu comme ces trous noirs monstrueux qui, au centre de galaxies, attirent irrésistiblement tout ce qui peut traîner dans leur voisinage, on aurait dit que tout ce que le monde comptait de coureurs à pied était en train de converger vers le même point : le centre de notre univers à nous … Mes amis d’entraînement David Cholez et Philippe Combes (le catalyseur de mon attaque, juste après le 60ème km, qui avait décidé de ma victoire de 2018), l’inoxydable Patrick Caritan, Sylvie, qui s’apprêtait à aller faire ses deux heures d’entraînement avant de nous rejoindre à vélo, … J’ai donné à Sylvie la clé de l’antivol du vélo qui lui était destiné, et je lui ai montré où le vélo était attaché. J’ai tâché, sans trop de succès, de me motiver à manger un petit quelque chose : je n’avais pas encore pris mon petit-déjeuner, et j’avais apporté avec moi un « gâteau-sport », ces espèces de cakes insipides, mais très digestes, qu’on peut se permettre de manger même une heure avant le départ d’une course, sans qu’ils pèsent sur l’estomac. Alors oui, ils ne pèsent pas sur l’estomac, mais ils ne laissent pas non plus un souvenir impérissable aux papilles gustatives … Je me suis forcé à avaler trois bouchées de mon gâteau (parfum « noisette », en tout cas, officiellement), mais je n’avais vraiment pas faim (les grosses louchées de riz du dîner de la veille n’étaient pas encore complètement digérées), et ce n’était certainement pas par gourmandise que j’allais en prendre davantage. Devant l’insistance de mes accompagnateurs, qui se souciaient de ne pas me voir manger assez, j’ai fini par avaler un tiers du gâteau, puis je leur ai laissé le reste (ils ont fait semblant de l’apprécier, et m’ont assuré qu’ils le prenaient avec eux pour en manger plus tard dans la journée – je soupçonne qu’ils aient juste essayé de m’inciter à en manger davantage en espérant me convaincre que le truc était vraiment bon …).
Tandis que Jean-François et Chloé s’apprêtaient à rejoindre Aguessac, avec le reste du peloton de cyclistes, Philippe se lamentait de ce que son appareil photo ne marche pas, je téléphonais à mes parents (pourtant juste à côté de nous, à quelques dizaines de mètres … mais il y avait plusieurs centaines de cyclistes amassés dans ces quelques dizaines de mètres) pour leur dire que j’avais retrouvé Sylvie et que je lui avais remis la clé de l’antivol (c’étaient eux qui étaient censés le faire, je n’avais pas pensé voir Sylvie avant le départ). Dans ce joyeux brouhaha, les cyclistes se sont mis en route, j’ai donné une longue accolade à Chloé et à Jean-François, et ils sont partis pour Aguessac.
J’ai ensuite pu rejoindre ma mère, qui se trouvait à l’entrée du parc (elle n’avait pas pu nous rejoindre elle-même, parce qu’elle avait été recrutée par deux accompagnatrices pour surveiller leurs vélos le temps qu’elles aillent faire un truc dans le parc), et, remontant le flux de coureurs qui descendait le parc, je suis allé avec elle déposer mon sac à la consigne. Sur la route, j’ai croisé la bande de copains toulousains (cette fois au complet), nous avons pu prendre la traditionnelle photo d’avant-course :
Ma mère commençait à s’inquiéter de voir l’heure tourner, alors que, forcément, comme je remontais le flot de coureurs, je croisais plein de monde, et j’étais tout le temps en train de m’arrêter pour saluer et échanger quelques mots avec les amis que je reconnaissais … Nous avons finalement atteint la salle, j’ai enlevé mon survêtement, je me suis tartiné de vaseline les régions susceptibles de frotter sur le textile (tétons, aisselles, aine), et j’ai pu laisser mon sac en consigne. Le cortège de coureurs avait déjà commencé à marcher vers la ligne de départ, précédé de la fanfare, et le parc était désormais pratiquement vide (nous avons quand même croisé mon pote David Cholez, qui courait vers la salle, encore plus en retard que moi …). J’ai enfin commencé à trottiner, ma mère m’encourageait à ne plus perdre de temps, et à la sortie du parc, mon père, le visage inquiet, m’a rappelé qu’il ne restait qu’un quart d’heure avant le départ. C’est plus qu’il n’en faut (je ne m’échauffe pas très longtemps avant un 100-bornes, et spécialement cette année, je me sentais un peu feignant), je les ai rassurés, leur ai donné rendez-vous sur la ligne de départ (j’avais encore gardé un maillot à manches longues, pour ne l’enlever et leur donner qu’au dernier moment), et j’ai descendu l’avenue de la République à la poursuite du peloton. Je me rendais vaguement compte que je ne me sentais pas très concerné par la course, je ne ressentais aucun trac, aucun stress, et c’est surtout l’attitude de mes parents qui m’avait rappelé l’heure qui tournait. J’étais un peu dans le même état d’esprit que la veille, dans la voiture avec Chloé : je ne m’investissais pas vraiment dans l’événement, j’avais constamment, au fond de moi, cette arrière-pensée que ma femme et ma fille m’attendaient à la maison, que ce week-end à Millau n’était qu’une parenthèse dans ma nouvelle vie, et que, quel que soit le résultat de ma course, elles m’accueilleraient de toute manière avec un grand sourire. Alors, pourquoi s’en faire ?…
Peu après avoir quitté le parc, j’ai croisé une coureuse éperdue, elle était en tenue, son dossard de 100-bornarde sur la poitrine, et elle regardait avec inquiétude la parc vide de coureurs. Elle m’a demandé, la voix un peu hésitante : « Ils sont où ? ». Je lui ai indiqué la direction à suivre (donc, opposée à celle du parc, qu’on avait dû lui conseiller), elle m’a regardé avec incrédulité, et je ne suis pas sûr qu’elle m’ait vraiment suivi (elle avait l’air de tenir à aller dans le parc, qu’elle s’inquiétait pourtant de trouver vide). Sans doute une débutante 😉
Ces quelques minutes d’échauffement minimaliste n’ont révélé aucun problème particulier, la tenue était confortable, les chaussures semblaient correctement lacées, et les sensations étaient normales. J’ai rattrapé le peloton en arrivant sur la place du Mandarous, je l’ai dépassé en passant par les trottoirs, et j’ai fini de m’échauffer à proximité de la ligne de départ. Le maire de Millau, sur l’estrade des officiels, m’a reconnu et je suis allé lui serrer la main ; quelques coureurs de ma connaissance étaient également là, ensuite rejoints par le peloton : Kamel Soltani, Aurélien Connes, Christophe Morgo (vainqueur des 100 km de Millau 2009, un an avant mon premier), … Après que tout le monde se soit massé sur la ligne de départ, et que j’ai donné mon maillot à manches longues à ma mère, qui nous avait rejoints, j’ai retrouvé Cédric Gazulla, mon dauphin de 2018. Nous avons échangé quelques mots : il avait appris que j’étais devenu papa cet été, il m’en a félicité ; je me souvenais qui lui-même avait un petit garçon, il m’a dit qu’il avait eu de la chance : son fils avait rapidement fait ses nuits entières. Il m’a demandé : « Et ta fille ? Elle fait ses nuits ? ». À mon demi-sourire, en lui répondant « pas encore … », il a compris que l’été avait été rude, et on en a souri ensemble. Dans la discussion, je lui ai dit que je ne me sentais pas très saignant, et que je partirais prudemment, dans l’idée de passer au marathon en 3h.
Sur ma gauche se trouvait Laurence Klein, une grande championne (elle a notamment été vice-championne du monde de 100 km en 2007), qui venait découvrir les 100 km de Millau. J’allais apprendre plus tard que ce serait le dernier 100-bornes de sa carrière – et elle allait la clôturer de très belle manière, sa carrière, puisqu’elle allait remporter le classement féminin … Elle est, depuis peu, la référente nationale du 100 km auprès de la fédération, elle participe à la sélection, l’encadrement et la préparation des athlètes sélectionnés en équipe de France. Je trouvais un certain panache à ce que, n’ayant plus rien à prouver à personne, à 50 ans, et avec de telles responsabilités sur l’équipe de France, elle vienne se mesurer à nous sur les 100 km de Millau. Pour s’assurer d’être écoutée et respectée de ses athlètes, elle ne pouvait pas trouver mieux. On s’est salués, je lui ai dit que je trouvais ça beau, ce qu’elle faisait, et que je lui en reparlerais davantage après la course – sauf qu’on n’allait pas se revoir après la course, donc je n’ai pas eu l’occasion de lui dire davantage que ces quelques mots sur la ligne de départ.
Le Cédrxit
Les speakers au micro ont lancé le compte à rebours, accompagnés en chœur par un peloton de plusieurs centaines de coureurs, et le coup de pistolet a claqué : nous étions partis …
La magie de la course a opéré immédiatement : malgré mon manque de motivation cette année, malgré une forme physique que je sentais un peu limitée, j’ai ressenti, en commençant à dévaler l’avenue Jean Jaurès au milieu d’un public chaleureux, la joie incontrôlable que je ressens chaque année au même moment. J’ai, dans mes archives, toute une série de photos (prises par des amis qui me les ont envoyées ensuite) des départs des différentes éditions de la course – et systématiquement, j’ai un sourire jusqu’aux oreilles sur ces premiers hectomètres. Le bonheur tout simple de cavaler au milieu des copains, de croiser tous ces regards et tous ces sourires sur le bord de la route, et également, maintenant, le souvenir du même bonheur, ressenti au même endroit les années précédentes, et avec lequel mes sentiments du moment entrent parfaitement en résonance …
Le lecteur attentif (j’espère qu’il y en a !) aura remarqué que la photo ci-dessus a été prise par mon ami Philippe, qui, une heure plus tôt, s’était pourtant lamenté publiquement de la défaillance de son appareil photo. Je lui ai donc lancé, en passant devant lui : « Alors, il marche, cet appareil photo ? », et pendant qu’il prenait la photo que vous trouverez ci-dessous, Philippe, multitâche, a trouvé le temps de me répondre : « Oui ! Je n’avais plus utilisé cet appareil depuis longtemps, il voulait que je lui rappelle la date et l’heure avant de prendre des photos ! ».
Cédric Gazulla, fidèle au plan de marche qu’il avait annoncé (il avait publié une petite vidéo où il déclarait viser la victoire, et si possible en moins de 7h10 ; le chrono était très ambitieux, mais tout à fait réaliste pour un coureur de la qualité de Cédric : en 2017, pour son premier 100-bornes, il avait signé un prometteur 7h16 à Millau), s’était tout de suite isolé en tête de course, et personne n’avait tenté de le suivre. Nous étions quelques-uns, derrière lui, à former progressivement un groupe de chasse, dont la composition s’est précisée pendant le premier kilomètre. J’étais accompagné de mes amis Gabriel Noutary, ce jeune coureur talentueux que je promettais au podium pour cette année, en attendant encore mieux pour le futur ; Dominique Herzet, avec qui j’ai déjà partagé tant de kilomètres et d’éclats de rire ; et de quelques coureurs que je ne connaissais pas encore : deux ou trois marathoniens, et un 100-bornard, Damien Delos.
Les allures des uns et des autres se sont régularisées, et devant nous, Cédric courait un petit peu plus vite que nous : nous voyions l’écart augmenter progressivement. Nous nous sommes engagés sur la quatre-voies qui sort de Millau, et comme chaque année, les deux voies qui montaient vers le nord nous étaient réservées, tandis que des spectateurs s’étaient placés sur les deux autres voies. Parmi eux, j’ai aperçu Jérôme, mon accompagnateur à vélo, qui avait assisté au départ, et qui s’en allait rejoindre Chloé et Jean-François à Aguessac, en progressant à peu près à la même vitesse que nous, pour s’arrêter de temps en temps et nous regarder passer. En le saluant, j’ai cru bon de préciser à Damien, qui était à côté de moi : « C’est Jérôme Chiotti ! Un copain à moi, il va m’accompagner à vélo sur la course ! », ce à quoi Damien m’a répondu qu’il le connaissait très bien : Damien travaille à la boutique de course à pied qui équipe Jérôme (cette boutique se trouve juste à côté de la borne du 99ème kilomètre, dans Millau) ; oups, je n’apprenais donc rien à Damien, qui fréquentait Jérôme plus que moi …
Parmi les véhicules de l’organisation, le scooter de Cyril Compan faisait des sauts de puces entre les différents groupes qui s’étaient constitués en tête de course. L’an dernier, Cyril transportait sa femme, qui, à califourchon sur le siège arrière du scooter, avait filmé la course, diffusée en direct sur Internet (voir ses vidéos dans le « Bonus multimédia » de mon compte-rendu de l’an dernier). Cette année, c’était leur fille Salomé qui tenait la caméra ; Cyril et Salomé étaient à côté de nous quand nous sommes passés à un endroit amusant : au km 4,5, nous passons devant une statue de la Vierge, au-dessus d’une prière écrite en lettres blanches sur le mur de pierres : « Notre Mère, gardez-nous sur la route ». Cette statue et cette prière sont probablement destinées à attirer la protection divine sur les automobilistes qui s’engagent sur cette route très fréquentée ; mais pour nous, 100-bornards qui commençons tout juste, à cet endroit, notre odyssée pédestre, ce message prend aussi une signification spéciale. J’aime bien jeter un petit coup d’œil à cette inscription chaque année en y passant – cette fois, je l’ai indiquée à Salomé (qui, au début, m’a regardée avec étonnement pendant que je lui faisais des gestes de la main, puis qui a compris, et tourné sa caméra vers l’endroit que je lui indiquais).
Autour de la borne du 5ème kilomètre, notre groupe a un peu accéléré, je sentais que l’allure me devenait un peu moins confortable. J’ai décidé de revenir à l’allure que j’avais travaillée à l’entraînement (4 min 20 / km), et j’ai laissé les marathoniens du groupe, et Gabriel, prendre une petite avance. Derrière moi, Dominique, qui avait ressenti la même chose, est resté avec moi ; nous en avons parlé tous les deux, et il m’a fait remarquer que, quand je courais avec un groupe un peu trop rapide, j’avais tendance à allonger ma foulée (en gardant sans doute à peu près la même cadence), et qu’il trouvait que ma foulée avait repris son amplitude habituelle à partir du moment où j’avais laissé le reste du groupe partir devant.
C’est donc avec une quinzaine de mètres de retard sur Gabriel et son groupe que Dominique et moi sommes entrés dans Aguessac. Je cherchais du regard Serge Cottereau qui, traditionnellement, vient regarder passer les coureurs depuis le bord de la route à l’entrée du village (et toujours au même endroit précis). Cette année, Serge n’était pas à son poste d’observation habituel, je m’en suis étonné – pour finalement le trouver quelques dizaines de mètres plus loin. Je l’ai salué en passant, et il a fait ce commentaire : « Ah, là, c’est la prudence ! », constatant probablement le gros retard que nous accusions déjà sur Cédric, qui était sorti de notre champ de vision depuis bien longtemps.
À la sortie du village, nous sommes entrés dans la zone de rencontre avec les accompagnateurs à vélo : j’adore ce passage, c’est une véritable haie d’honneur, des centaines de cyclistes aux tenues multicolores, de part et d’autre de la route, qui nous encouragent à notre passage. J’y ai reconnu de nombreuses têtes connues, et notamment celle de Régis Lacombe, vainqueur de la course 2006, 2ème de mon premier 100-bornes (Millau 2010), et qui est resté interdit pendant une seconde quand je l’ai salué d’un grand « Salut Régis ! » en passant devant lui (après l’arrivée, il allait venir me voir en souriant, pour me demander pardon de ne pas m’avoir reconnu tout de suite 🙂 ). Jérôme se tenait sur le bord de la route, il s’est élancé à mon passage, tandis que Chloé et Jean-François m’attendaient un peu plus loin. À compter de ce moment, et pour toute la suite de la course, j’ai été bichonné par mes trois anges gardiens, abreuvé, nourri, et amusé d’écouter leurs conversations. C’est aussi dans la zone de rencontre entre cyclistes et coureurs que nous avons retrouvé Patrick Proudhon, ce copain qui m’accompagne pratiquement chaque année à vélo sur la course, sans que nous ayons besoin de rien organiser : c’est un rituel entre nous deux, depuis notre première rencontre, en 2010, à ma première participation (retrouvez ici les détails de cette histoire) : Patrick s’est joint à nous, et comme à son habitude il allait nous accompagner jusqu’à l’arrivée.
Je n’ai pas accès aux métadonnées de ces trois photos, donc je ne peux pas les utiliser pour faire un pointage très précis ; je n’ai que les données des heures et des minutes où ces photos ont été prises (pas les secondes), et le passage de Gabriel et le mien sont datés de la même minute, et deux minutes après le passage de Cédric. Donc, selon la politique de cet appareil photo concernant les arrondis, notre retard sur Cédric à cet endroit-là devait se trouver quelque part entre 1 min 01 et 2 min 59.
Peu après être sorti de la zone de rencontre, j’ai été assailli par une petite angoisse : je me suis subitement souvenu que j’avais oublié de rebaisser la selle du vélo de Sylvie, et mon système antivol, un peu compliqué, allait l’empêcher de faire le réglage elle-même – elle n’allait pas pouvoir nous suivre à vélo … J’ai expliqué le problème à Chloé, mais elle n’a pas pu joindre Sylvie par téléphone (Sylvie devait être en train de courir à ce moment-là) … Il allait falloir trouver une solution avant la fin du marathon.
Je vous disais que je pouvais profiter des conversations entre mes trois accompagnateurs à vélo : la bonne ambiance régnait dans le groupe, et je les entendais souvent rigoler. Chloé et Jérôme, notamment, qui ont rapidement commencé à se moquer l’un de l’autre 🙂 Tout était pourtant très bien parti : Jérôme avait fait remarquer à Chloé que sa selle était trop basse (ça allait tirer dans les cuisses à la première côte), et il s’était proposé pour améliorer le réglage. Jérôme est ancien cycliste pro, il a quelques vagues connaissances en matière de vélo, or il se trouve que Chloé envisage, comme Jérôme aussi d’ailleurs, de s’essayer au triathlon – elle va donc devoir apprendre les rudiments. J’ai un peu chambré Chloé à propos de sa hauteur de selle, et c’est devenu un des thèmes de conversation de la journée : Jérôme souriait des quelques maladresses de Chloé à vélo, et de son côté, Chloé allait répliquer en chambrant Jérôme à la moindre occasion. Jean-François, lui, comptait les points …
Moi qui, cette année, me sentais un peu extérieur à ma propre course, je m’amusais de les écouter rigoler tous les trois, et j’avançais sans vraiment me rendre compte que j’étais en train de courir mon plus grand objectif sportif de l’année. J’ai signalé à l’équipage le piédestal de Fontaneilles, que j’ai plaisir à retrouver, en haut de sa falaise, chaque année. Mes jambes tournaient correctement, mais sans plus, et j’avais par moments des petites douleurs au ventre (comme des crampes d’estomac, qui allaient revenir de temps en temps pendant tout le premier marathon, spécialement après avoir mangé un petit quelque chose – cette douleur a ensuite disparu après le marathon). Également aux intestins : il allait falloir faire un petit arrêt-vidange … Il se trouve que nous arrivions à l’endroit exact où, l’an dernier, j’avais trouvé un buisson parfait pour cet usage, et j’allais m’y arrêter, quand une voiture de l’organisation nous a dépassés, en commentant en direct au micro. Je ne pouvais pas vraiment montrer mes fesses à ce moment-là … Il a donc fallu patienter un peu et c’est à la fin du 13ème kilomètre que j’ai finalement pu m’arrêter trois secondes, le temps de faire une micro-crotte qui a suffi à faire disparaître cette petite gêne intestinale – ç’allait être mon seul arrêt de la journée. Dominique, qui courait en ma compagnie à ce moment-là, m’a déclaré (quand je l’ai ensuite rattrapé) que le spectacle que je lui avais offert avait dissipé toute l’admiration qu’il me portait 🙂
Et c’est donc en compagnie de Dominique, et Elisabeth qui le suivait à vélo, quelques dizaines de mètres derrière le groupe de Gabriel, et avec un abdomen apaisé, que j’ai terminé le premier semi-marathon. Nous avions aussi bénéficié de la compagnie, pendant plusieurs kilomètres, d’un marathonien déguisé en Arlequin, et que j’avais déjà rencontré (dans le même costume) sur plusieurs courses. Ce sympathique coureur, Gilles, nous a expliqué avoir eu envie de venir voir la tête de course des 100-bornards avant de lever un peu le pied, et de finir son marathon à un rythme plus confortable.
Pâtures et vidéo
Après avoir traversé le Tarn, nous sommes arrivés au pied de la côte de Peyreleau, cette fameuse petite côte que j’aime tant, mon passage préféré dans le premier marathon. Jérôme, qui avait participé à la course en 2016, se souvenait que nous étions arrivés au pied de cette côte dans le même groupe, et que j’avais dynamité la course en accélérant dès que la route avait commencé à s’élever – cette année, il était à vélo, je n’allais pas pouvoir me débarrasser de lui facilement 😉 C’est d’ailleurs à Jérôme, qui était juste derrière moi à la sortie du lacet du pied de la bosse, que j’ai montré un vol de deux ou trois vautours, face à nous, au-dessus de la rive aveyronnaise du Tarn (nous venions de faire un passage-éclair dans le département de la Lozère).
Je ne me suis pas préoccupé que d’ornithologie, pendant cette ascension : comme chaque année, j’en ai profité pour accélérer un peu, et j’ai été satisfait de constater que mes jambes avaient très bien répondu, sans fatigue. Cette petite accélération m’a rassuré, mais elle m’a fait perdre le contact avec Dominique, que je n’allais ensuite retrouver que quelques kilomètres plus loin : je me trouvais donc isolé, enfin, isolé des autres coureurs – parce que mon escouade d’accompagnateurs à vélo tenait solidement la barre, juste derrière moi.
Ce n’était pas dramatique, de ne plus courir en groupe à cet endroit-là : le retour vers Millau est très abrité du vent. Ça n’avait pas du tout été la même histoire pendant le premier semi-marathon : nous avions parfois dû composer avec un petit vent de face, pas excessivement violent, mais constant, et suffisamment fort pour que je le remarque bien. Moi qui avais passé cette première vingtaine de kilomètres accompagné d’autres coureurs, j’avais pu par moments m’abriter du vent, mais je pensais à Cédric, seul à l’avant, qui s’était échiné sans assistance dans ce petit vent usant.
Ce petit vent, combiné à la relative fraîcheur qui régnait en ce début de course, ne me faisait pas regretter d’avoir privilégié cette année un maillot qui couvrait les épaules, plutôt qu’un débardeur : le soleil n’arrivait pas à percer derrière les nuages, et la température n’a jamais dû dépasser les 20°C pendant les premières heures de course.
Dans les kilomètres qui ont suivi, Chloé m’a signalé, de l’autre côté du Tarn, la longue procession des coureurs qui nous suivaient. Nous avons aussi vu un vol de vautours, très nombreux ceux-là (une bonne vingtaine), qui devaient profiter d’un courant ascendant quelque part face à nous, à quelques kilomètres de distance. Jérôme nous a dit qu’il adorait ce passage, le long retour vers Millau par la rive gauche du Tarn. Je ne peux pas en dire autant : en général, ce passage me semble assez long, j’ai hâte de terminer la première boucle, et d’attaquer les grosses côtes de la deuxième. J’expliquais à Jérôme que je n’appréciais pas autant que lui cette vingtaine de kilomètres qui nous ramène vers Millau, sans grosse difficulté – et lui me faisait remarquer la beauté des paysages. C’est vrai que c’est sans doute le passage le plus bucolique de toute la course, on longe des pâturages, de petits vergers – Jérôme est apparemment plus poète que moi 🙂
Nous sommes arrivés au ravitaillement du 25ème kilomètre, et à son pointage électronique, sans pouvoir apercevoir les concurrents qui nous précédaient : je vois maintenant, sur le bilan des pointages à cet endroit, que Cédric y était passé après 1 h 40 min 52 s de course, Gabriel après 1 h 45 min 14 s, moi après 1 h 46 min 00 s, et Dominique après 1 h 46 min 02 s (il m’avait rejoint à la faveur d’une descente, et nous courions à nouveau ensemble). Dominique allait à nouveau me laisser partir un peu plus loin et, alors que nous cheminions dans ce paysage champêtre qui plaît tant à Jérôme, nous avons vu surgir d’un buisson, à droite de la route, Gabriel qui se reculottait précipitamment 🙂 Il avait dû faire un petit arrêt pour la même raison que moi un peu plus tôt, et, avec les virages et la végétation, nous ne l’avions pas vu quand il était entré dans son buisson.
C’est donc en compagnie de Gabriel que nous allions terminer le premier marathon. Un peu après le 35ème kilomètre, Jérôme a eu l’idée de sortir son téléphone portable pour prendre une vidéo qu’il allait diffuser en direct sur Facebook (pour ceux qui ont un compte Facebook – oui, Facebook impose qu’on y possède un compte pour accéder à ce que postent les utilisateurs – la vidéo est ici). Pour ceux qui n’ont pas de compte Facebook, ou qui ont la flemme de suivre le lien, sachez que j’étais en train de manger un gel au moment où la vidéo a été tournée, et que Gabriel, par solidarité corporatiste, a dit à la caméra qu’il courait « pour les vignerons du Quercy ». Je me suis rendu coupable d’un sacrilège que les amateurs de bon vin ne me pardonneront probablement pas : j’ai trinqué aux vignerons, non pas en levant mon verre, mais en levant mon sachet de gel industriel, parfumé aux fruits exotiques …
Cette vidéo montre bien à quel point ma foulée rasante est laide, en comparaison de la foulée aérienne de Gabriel ; elle me rappelle aussi (je le dis à Jérôme à un moment de l’enregistrement) qu’un spectateur venait de nous annoncer un retard de 6 min 40 sur Cédric. Gabriel et moi étions les 2ème et 3ème 100-bornards à ce moment de la course (Gabriel se demandait s’il n’y avait pas un autre 100-bornard intercalé entre Cédric et nous, mais non – le coureur auquel il pensait était en réalité un marathonien). Et surtout, ce que montre cette vidéo, c’est que Jérôme ne maîtrisait pas complètement les nouvelles technologies 🙂 Alors que quelques dizaines de personnes suivaient sa vidéo en direct, il s’est demandé à haute voix si les gens entendaient ce qu’il disait – il a pris une volée de commentaires moqueurs pour lui confirmer qu’on l’entendait. Et à la fin, quand il a voulu arrêter l’enregistrement, il n’a pas su comment faire, déclenchant l’hilarité de Chloé, qui estimait que les deux filles, adolescentes, de Jérôme sauraient mieux s’y prendre que leur père 😀 Bon, si l’épisode de la vidéo Facebook a donné à Chloé l’occasion de se moquer de Jérôme, une petite erreur de changement de vitesse de Chloé (qui est passée sur un plus grand braquet au lieu d’un braquet plus petit en attaquant une petite bosse) a permis d’équilibrer les points.
Alors certes, Jérôme n’est pas très à l’aise avec l’acquisition vidéo, mais il a le nez creux en matière de pronostics sportifs : après seulement 2h35 de course, alors que rien de sérieux n’avait commencé, il disait dans cette vidéo, à mots couverts, qu’il lui semblait que Cédric était parti trop vite. Moi, je n’y croyais pas un instant, je voyais Cédric finir sur sa lancée, sans faiblir, et à ce moment-là de la course, je ne donnais pas cher de mes chances de victoire …
Je dois rendre aussi cet hommage au jugement de Jérôme : c’est vrai que cette portion du parcours nous a montré de jolies choses. À un moment, dans un pré en contrebas sur la droite de la route, j’ai aperçu un cheval noir qui avait une allure tellement belle que je n’ai pas pu m’empêcher de le signaler à Gabriel. Il y avait, dans la posture altière de ce cheval, quelque chose de sculptural ; son poitrail semblait particulièrement musclé, il donnait à sa silhouette une forme impressionnante, qui dégageait une impression de force et de confiance en soi, quelque chose de vraiment frappant. D’ailleurs, je ne suis pas le seul à avoir remarqué ce cheval qui roulait des mécaniques : mes amis toulousains m’ont dit l’avoir remarqué aussi. Ce cheval a, semble-t-il, regardé passer tout le peloton en se tenant fièrement de profil, peut-être conscient de sa beauté, et avec l’intention narcissique de susciter l’admiration de ces humains qui venaient, par centaines, lui rendre visite …
La fin du marathon s’est déroulée sans encombre, sauf pour un petit signal inquiétant : je sentais, depuis plusieurs kilomètres, une sorte de blocage dans ma hanche droite, qui me semblait un peu entraver l’amplitude de ma foulée. La douleur n’était pas très intense, mais elle arrivait un peu tôt … Finalement, elle a disparu un peu avant notre retour sur Millau, et ne s’est plus manifestée par la suite.
Peu après l’entrée dans Millau, le parcours fléché de la course quitte la route, pour prendre la piste cyclable qui la longe, sur la droite, à partir du 39ème kilomètre. C’est sur cette piste cyclable, un peu étroite, que l’an dernier Jean-François et Chloé avaient chuté – cette année, pour éviter les ennuis, mes accompagnateurs sont restés sur la route, pendant que je m’engageais seul sur la piste cyclable (chat échaudé craint l’eau froide !). Gabriel avait accéléré un chouïa, j’avais pris une dizaine de mètres de retard. Nous avons traversé le Tarn peu après le 40ème kilomètre, et, après la place du Mandarous, nous avons commencé à monter l’avenue de la République en direction du Parc de la Victoire. Je m’attendais à ce que Cédric, avec sa grosse avance sur nous, soit déjà passé et reparti en direction de Creissels – en fait non, il était en train de finir de descendre l’avenue quand nous nous y sommes engagés, et nous avons aperçu la voiture ouvreuse, puis Cédric, à proximité de l’hôtel de ville. Nous nous sommes tapés dans la main en nous croisant ; son visage semblait peut-être un peu marqué par l’effort, mais ces impressions sont parfois trompeuses. En tout cas, j’ai pris soin de regarder mon chrono au moment où je l’ai croisé : nous en étions à 2h57 de course.
Juste avant d’arriver au parc, nous avons aperçu, sur la droite de la route, Sylvie, avec une amie, avec qui elle avait couru pendant sa séance d’entraînement. Quelqu’un l’avait aidée à régler la hauteur de la selle : ce problème qui m’avait tellement inquiété 30 km plus tôt n’avait finalement pas été si grave. Mais un nouveau motif d’inquiétude venait le remplacer : Sylvie marchait en poussant le vélo à la main, et j’ai remarqué que le système d’attache du panier s’était complètement affaissé (encore pire que ce qui m’était arrivé le matin quand nous étions allés du camping au Parc de la Victoire), alors que j’avais justement serré très fort les fixations, pour éviter que ce problème n’arrive à Sylvie. Elle avait donc dû détacher le panier de ses fixations, et c’était son amie, marchant devant elle, qui portait le panier à la main. Privée de panier, Sylvie n’allait pas pouvoir transporter de ravitaillement … Je lui ai crié qu’il fallait redresser et resserrer encore davantage les fixations ; Sylvie m’a répondu que tout allait bien. J’étais inquiet : il me semblait, à moi, que tout n’allait pas bien, et je crois que j’ai demandé à Jérôme de s’arrêter pour qu’il règle ça avec Sylvie, pendant que j’entrais dans le parc pour aller passer au pointage électronique du marathon.
En entrant dans le parc sur les talons de Gabriel, j’ai vu mes parents qui m’encourageaient en souriant. Je ne me sentais, quant à moi, toujours pas en pleine possession de mes moyens, et je crois que je me suis contenté de leur faire un petit sourire. Mon père a pris des photos du passage des quatre premiers 100-bornards :
Gabriel et moi avions donc environ 7 min de retard sur Cédric au moment d’entrer dans le parc, et 3 min d’avance sur Dominique. Sans surprise, le pointage électronique du passage au marathon, dans la salle des fêtes, donne à peu près les mêmes écarts : Cédric y est passé après 2 h 54 min 05 s de course, Gabriel après 3 h 00 min 51 s, moi après 3 h 00 min 54 s, et Dominique après 3 h 04 min 07 s. Dominique était suivi d’Aurélien Connes (3 h 08 min 14 s) et son frère Raphaël Connes (3 h 08 min 16 s), puis Jérôme Beaudegard (3 h 08 min 35 s).
C’est donc en croisant ces coureurs, qui montaient, que nous avons redescendu l’avenue de la République. Sylvie nous avait rejoints, après avoir réglé efficacement son problème de panier de vélo, et c’est donc flanqué de 4 accompagnateurs, ainsi que de Gabriel et son accompagnateur Bruno, que j’attaquais la 2ème boucle. Ça faisait beaucoup de cyclistes derrière nous, d’autant qu’en ville, la circulation automobile n’est pas complètement coupée pour la course (juste, elle est régulée, avec des bénévoles qui demandent aux automobilistes de ralentir, et les bloquent quand c’est nécessaire) ; à plusieurs reprises, en quelques minutes, les vélos se sont frôlés, presqu’accrochés, et j’entendais mes amis commenter chaque alerte en rigolant (Jean-François gardait le souvenir très vif de sa chute de l’an dernier). Quand nous sommes arrivés sur la place du Mandarous, une automobiliste nous précédait, mais elle roulait à toute petite vitesse, et Gabriel et moi commencions à être un peu gênés. À la sortie du rond-point, un bénévole lui a fait signe, ou alors elle nous a aperçus dans son rétroviseur (nous nous apprêtions à la doubler en nous faufilant sur sa droite, entre la voiture et le trottoir) : elle s’est arrêtée net, pour nous laisser passer. L’alerte a été chaude pour le groupe de cyclistes, qui la suivait et ne s’attendait pas à la voir s’arrêter aussi brutalement, mais tout le monde s’est adapté, et la voiture a redémarré derrière Gabriel et moi, et les cyclistes, derrière la voiture. Sauf que, pour une raison inconnue, la voiture a pilé une deuxième fois juste après – et ça, personne ne s’y attendait, et Jean-François n’a pas pu éviter de lui rentrer dedans.
Je n’ai pas tout de suite compris ce qui se passait (j’avais entendu un bruit sourd, je m’étais douté qu’il y avait eu une collision entre un cycliste et la voiture, mais je n’en savais pas plus). J’ai demandé autour de moi, et c’est par un silence gêné, puis par des balbutiements qui se voulaient rassurants (mais qui étaient encore plus inquiétants, parce que je me rendais bien compte qu’on essayait de me préserver d’une mauvaise nouvelle) que Chloé et Jérôme m’ont répondu. Il y a eu un petit moment de flottement pendant quelques hectomètres, je voyais mal en me retournant, et mes amis me disaient de ne pas m’inquiéter et de continuer à avancer … Finalement Jean-François n’avait pas eu trop de dommages (il était tombé à petite vitesse), son guidon, surtout, avait été faussé dans la chute, mais tout le groupe s’était reconstitué derrière moi en moins d’un kilomètre. Jean-François, égal à lui-même, ne s’en est évidemment jamais plaint, et il s’est surtout soucié de moi et de ma concentration sur ma course – mais le sort s’acharne sur lui, on dirait que les 100-bornes deviennent plus destructeurs pour les accompagnateurs que pour les coureurs !
En ressortant du centre-ville, nous sommes arrivés au rond-point du 44ème kilomètre, juste avant de traverser le Tarn : l’un des bénévoles affectés à ce rond-point, Éric, me manifeste depuis de nombreuses années une sympathie particulière, il m’encourage très chaleureusement, et son sourire est devenu pour moi une sorte de point de repère : quand je croise Éric à l’aller, il m’encourage pour les côtes qui arrivent, il m’incite à rattraper les coureurs qui me précèdent. Quand je le recroise au retour, peu après la borne du 98ème kilomètre, son sourire marque le début de la parade finale dans les rues de Millau, parade triomphale quand je suis en tête, un peu plus tristounette sinon – et ces années-là, il me console en me disant qu’on ne peut pas gagner à chaque fois, que l’année suivante m’apportera plus de réussite – et toujours avec le sourire.
J’étais donc heureux, en arrivant à ce rond-point, de retrouver Éric et ses amis, qui m’ont tous chaleureusement encouragé. Éric me désignait l’avant de la course, où, sans le voir, on devinait Cédric : « Allez, tu vas le rattraper, hein ! ». J’ai répondu par un petit sourire peu convaincu : « Je vais essayer, je vais faire de mon mieux … ».
À la sortie du pont qui enjambe le Tarn, dernière petite frayeur : alors que Gabriel bifurquait sur la droite, pour prendre la route de Creissels au rond-point devant le supermarché, il a coupé la route à son cycliste, Bruno, qui ne l’avait pas anticipé, et la roue avant du vélo a tapé dans l’un des pieds de Gabriel. Gabriel n’a pas été déstabilisé, mais Bruno est passé à deux doigts de la chute, il a zigzagué en perdant l’équilibre, pour finalement réussir à s’immobiliser en posant un pied à terre. Depuis deux kilomètres, nous venions de cumuler toutes sortes d’incidents de circulation, et d’un commun accord, nous avons décidé de nous tenir bien à carreau – et le reste de la journée allait effectivement se passer sans nouvelle chute ou collision.
Parce qu’après tout, nous allions avoir d’autres chats à fouetter : nous entrions dans le vif du sujet, la côte du Viaduc se profilait à l’horizon, les cuissots allaient chauffer et les respirations s’accélérer. Gabriel et moi sommes sortis du rond-point de Raujolles côte à côte, pour aborder ensemble la longue rampe. Mais après 100 ou 200 m, il a levé le pied, et m’a laissé continuer sur ma lancée : je me retrouvais seul à la poursuite de Cédric …
Moi qui n’avais pas une grosse confiance dans la qualité de ma forme physique, j’avais décidé de me préserver dans la côte, pour ne pas subir le même contrecoup que l’an dernier dans le faux-plat entre St-Georges et St-Rome. Un peu plus tôt, vers le 30ème km, alors que Gabriel et moi cheminions ensemble vers Millau, il m’avait demandé comment je voyais la suite de la course : je lui avais dit que je me tiendrais tranquille assez longtemps, et que je ne commencerais vraiment à forcer qu’au 60ème kilomètre, si les jambes le permettaient. C’est la tactique que je m’employais à respecter, maintenant que Gabriel n’était plus à côté de moi : puisque je craignais une fin de course difficile, il fallait éviter de griller des cartouches trop tôt dans la journée.
J’ai donc grimpé la côte calmement, à ma main. Jérôme était resté au contact, on commentait la situation. J’avais demandé à Chloé de prendre un peu d’avance, pour nous retrouver au sommet : elle avait accéléré un peu avant Raujolles, et nous l’avions en point de mire, 200 ou 300 m devant nous. La pente était très raide, mais mon amie avançait bien – ce qui ne l’a pas empêchée, quand une moto de l’organisation l’a rattrapée, de s’y accrocher et de se faire tracter sur les derniers hectomètres de la côte. Il faut savoir qu’en 2016, après un bris de chaîne, Chloé avait dû s’escrimer pour nous rattraper, et que ce sont de charitables motards de l’organisation qui l’avaient tractée dans la côte pour lui permettre de nous rejoindre. Depuis, elle s’amuse chaque année, quand ces mêmes motards la dépassent à cet endroit, à s’accrocher à leur moto pour arriver sous le Viaduc en roue libre. Cette année ne faisait pas exception, et quand Jérôme et moi l’avons finalement rejointe au rond-point où elle nous attendait, nous lui avons fait comprendre que nous avions bien vu qu’elle avait bénéficié d’une aide extérieure pour arriver aussi fraîche au sommet de la bosse. Elle nous a répondu, narquoise, qu’elle avait les jambes pour y arriver toute seule, mais que c’était juste pour s’amuser qu’elle s’était accrochée à ces motards. Nous l’avons regardée avec incrédulité, mais la suite de la journée allait nous confirmer que Chloé grimpait les bosses avec une grande facilité, motards ou pas motards …
Il n’y avait pas que Chloé, à nous attendre en haut de la côte : j’ai aussi reconnu, sur le bord de la route, mon collègue Clément Mettling, qui avait fait la route depuis Montpellier pour venir assister à la course. À notre passage, il nous a annoncé un retard de 5 min 45 sur Cédric. 5 min 45 ? Jérôme a souri en entendant cette information : nous n’étions pas au courant des pointages officiels au passage au marathon, mais des spectateurs, sur le bord de la route, nous renseignaient parfois sur les écarts. À Millau, quelques personnes nous avaient annoncé 7 minutes, d’autres 8. Notamment une amie de Jérôme, en qui il me disait pouvoir avoir confiance sur la précision de ses informations, et qui lui avait parlé de 8 minutes de retard à Millau. De mon côté, j’avais croisé Cédric, sur l’avenue de la République, environ 4 minutes avant de passer au marathon – si j’avais mis autant de temps à en redescendre qu’à y monter, j’avais effectivement dû passer devant l’hôtel de ville avec environ 8 minutes de retard. Jérôme se faisait sentencieux : « Tu lui as repris 2 min 15 en une seule côte ! Et des côtes, il en reste beaucoup. À mon avis, il n’est pas bien, tu vas le reprendre ! ». Je me refusais à commencer à y croire : rien ne garantissait que moi-même, je n’allais pas flancher en fin de course. Certes, cette première grosse côte s’était très bien passée, mais si ma grosse fatigue de cet été se réveillait, je ne serais pas bien beau à voir après St-Affrique … Et rétrospectivement, maintenant que nous savons que mon retard au marathon n’était que de 6 min 49, je peux corriger l’amplitude de ma remontée sur Cédric : ce n’est qu’une grosse minute, que je lui avais reprise entre le marathon et le sommet de la côte.
Faux-plat sans faire
De toute façon, j’avais décidé de me tenir sage jusqu’au 60ème kilomètre, il était encore un peu tôt pour faire des projections sur le déroulement de la fin de course. Je n’ai pas cherché à faire la descente à fond, je restais un peu étranger à ce qui m’arrivait. Je m’efforçais de ne pas trop penser à ma femme et ma fille qui m’attendaient à la maison, je cherchais à me concentrer sur mon effort, mais non, décidément, cette année je n’étais pas dans l’ambiance. Périodiquement, je repensais au petit sourire que je retrouverais en rentrant chez nous, je m’attendrissais une seconde, puis je faisais en sorte de penser à autre chose. C’est l’état d’esprit dans lequel je courais depuis le départ, et même la première grosse difficulté de la journée n’avait pas réussi à me faire revenir sur terre.
Je crois que c’est en arrivant au pied de la descente, un peu avant d’entrer dans St-Georges, que nous avons vu une pauvre bestiole écrasée sur la route (a priori un chat, mais bon, on n’en était même pas trop sûrs). Évidemment j’ai fait en sorte de dévier ma trajectoire, pour ne pas piétiner le petit tas de viande et de poils, mais à ce moment-là, nous avons entendu arriver, derrière nous, l’une des voitures de l’organisation, qui faisait la navette entre les différents groupes de coureurs. J’étais en train de laisser la carcasse de la bestiole sur ma gauche, en déviant un peu vers la droite, mais j’entendais cette voiture arriver derrière moi par la gauche. Au bruit qu’elle faisait, à l’allure à laquelle je courais, celle à laquelle je la sentais arriver, et à la vitesse à laquelle je m’approchais de la bestiole écrasée, je commençais à me dire qu’elle me dépasserait juste au moment où je passerais à côté de la petite masse sanguinolente. Si la voiture roulait dessus, c’était un coup à recevoir dans la figure un organe de chat faisandé, ou une giclure de jus rougeâtre … Heureusement, la voiture est passée suffisamment loin de nous, elle a aussi évité la bestiole. Quelques secondes plus tard, alors que la voiture s’était éloignée, Chloé nous a fait part de la crainte qu’elle avait eue, de se faire éclabousser – elle avait eu la même pensée que moi.
Parmi les véhicules qui circulaient de la sorte, entre les groupes de coureurs, il n’y avait pas que de dangereux écraseurs de charognes. Il y avait aussi, depuis le début de la journée, la voiture rouge de Radio Totem, conduite par le reporter Stéphane David. Stéphane est un habitué des lieux : en 2015, 2016 et 2018, il avait déjà couvert la course, circulant entre les groupes de tête pour informer ses auditeurs de tous les événements, tout au long de la journée, et il avait eu la gentillesse, après la course, de partager avec moi les photos qu’il avait prises et l’enregistrement des interviews qu’il m’avait consacrées. Stéphane était donc à nouveau parmi nous cette année, après 2015, 2016 et 2018. Ces trois années, elles ont une valeur très particulière pour moi : c’étaient les années de mes trois victoires ! Chaque fois que Stéphane avait été là, j’avais gagné la course, et chaque fois que j’avais gagné la course, Stéphane avait été là. C’est dire si, outre le plaisir que j’avais à le retrouver et le saluer cette année, j’étais heureux de retrouver mon porte-bonheur sur la route ! Stéphane m’a d’ailleurs fait passer cette photo, qu’il a prise quand nous arrivions en bas de la descente vers St-Georges :
Sur cette photo, on voit que Jérôme tient son appareil photo à la main. Je ne sais plus si c’est à ce moment-là, ou un peu plus tard, mais il a eu des velléités de poster sur Facebook une nouvelle vidéo en direct. Il avait sorti son téléphone, je l’entendais commenter la situation, expliquer à ses téléspectateurs que nous avions repris plus de 2 minutes en une ascension, etc, etc, puis à la fin, au moment de dire au-revoir à son public, il s’était aperçu qu’il avait oublié de lancer l’enregistrement avant de déclamer tout son petit laïus 😀
Chloé nous a faussé compagnie quelques minutes, pour aller remplir des bidons d’eau au ravitaillement de St-Georges. Quand elle nous a rattrapés un peu plus tard, elle nous a raconté y avoir croisé Cédric, qui avait demandé à boire du coca-cola. Jérôme et elle ont commencé à spéculer sur ce que signifiait ce ravitaillement au coca (alors que l’accompagnateur de Cédric devait probablement transporter tout ce qu’il fallait en matière de boisson énergétique). Jérôme prenait un air sérieux pour affirmer que, si Cédric prenait du coca, c’est qu’il devait être au plus mal – et plus tard dans la journée, cette histoire est revenue plusieurs fois, et mes accompagnateurs fantasmaient sur un Cédric qui réclamait des litres de coca à chaque ravitaillement, c’était devenu un moyen de me dire qu’il faiblissait …
La météo commençait à bien s’arranger : alors que nous avions pris le départ sous la grisaille, et par une température fraîche, les éclaircies commençaient à devenir très nombreuses et très longues. Bien conseillé par Jean-François (toujours vigilant à ce genre de détail) et Chloé (qui avait l’habitude de m’accompagner sur les 100-bornes, et qui sentait instinctivement quand je devais boire), je n’ai jamais négligé le ravitaillement, et j’ai passé la journée à boire et manger régulièrement. La température pouvait grimper, je ne risquais pas la déshydratation. Quant à la nourriture solide, eh bien, curieusement, cette année j’en ai eu souvent besoin. D’habitude, je mange très peu, et tard dans la course. Cette année, j’ai eu besoin de manger (mêmes mes plus grosses poches de gel, celles de 90 g) dès le premier marathon, et ça ne s’est pas calmé ensuite. À un moment de la course (pendant le premier marathon, justement, je crois), j’ai même eu envie d’un petit quelque chose de solide (plus consistant que les gels), et je me suis souvenu avoir donné à Chloé deux petites pâtes d’amande emballées, des trucs que je m’étais procurés il y a très longtemps (je ne sais plus comment), et que je n’avais encore jamais eu envie de manger en course. Leur date officielle de péremption était déjà passée depuis plusieurs années, mais j’ai horreur du gaspillage, surtout du gaspillage alimentaire (et puis, un machin comme ça, industriel, et emballé dans un plastique hermétique, ne devait pas trop mal vieillir). Je lui ai donc demandé la pâte d’amande, elle me l’a tendue, je l’ai déballée et croqué dedans … Ouille ! Avec l’âge, elle était devenue dure comme de la pierre, je n’ai péniblement réussi qu’à racler deux petits coins, et il a fallu que je lui rende (*) et que je me rabatte sur un gel … Il se trouve que la veille, dans la voiture, j’avais expliqué à Chloé que j’avais été choqué de l’appétit de ma petite Delphine (qui réclamait souvent, et tétait avidement à chaque fois ; elle avait pris 1,5 kg dans le premier mois et demi …). À un moment où, pour la Nème fois de la journée, je demandais à Chloé de me donner un petit truc à manger, elle a rigolé : « On sait de qui elle tient, Delphine ! » …
(*) Que le lecteur se rassure : cette pâte d’amande n’a pas été gaspillée (puisque je vous dis que je n’aime pas le gaspillage alimentaire !), j’ai remis la main dessus en rangeant mes affaires de course, plusieurs jours après, et, en y consacrant un peu de temps, et de santé dentaire, j’ai fini par réussir à la manger entièrement …
À la sortie de St-Georges, peu avant le 55ème kilomètre, commence le passage le plus difficile de la course – tous les participants vous le diront ! Ce long faux-plat de 6 km entre St-Georges et St-Rome ne monte pas très dur, mais il est très usant physiquement et psychologiquement. C’est notamment dans ce passage que, l’an dernier, j’avais senti pratiquement toutes mes forces m’abandonner, et que j’avais été progressivement rejoint par Cédric. Cette année, la configuration était différente : c’était moi qui chassais derrière Cédric, et je m’étais bien économisé jusque-là, autant sur le marathon que dans la côte du Viaduc. J’avais également décidé de rester très raisonnable sur toute la durée du faux-plat, quitte à re-perdre un peu de temps : il était important que je sorte de ce passage plus frais que l’an dernier, parce que je n’aurais pas, cette fois, les ressources physiques pour forcer autant que l’an dernier si j’étais en défaillance au 60ème kilomètre.
Et c’est donc à une allure assez confortable que nous avons couvert ces quelques kilomètres, et, profitant de la bonne humeur de mes 4 accompagnateurs que j’écoutais discuter et rigoler derrière moi, j’ai trouvé que cet épisode de la course passait beaucoup plus vite et plus agréablement que les autres années. À l’approche de St-Rome, Jérôme s’est éloigné : il a eu l’idée d’aller prendre un pointage pour mesurer notre retard sur Cédric, avant que nous n’attaquions la deuxième grosse difficulté de la journée.
Jérôme nous attendait donc à l’entrée de St-Rome, et nous avons retrouvé mes parents, sur la gauche de la route. Mon père, qui avait pris une photo de Cédric à son passage, en a pris une autre de notre groupe :
La soustraction des horodatages n’est pas compliquée : c’est donc avec 6 min très exactement (allez, une seconde de moins : il y a quelques mètres d’écart entre les deux photos …) que nous sommes passés devant mes parents. Jérôme avait lui aussi mesuré un pointage, mais un peu avant l’entrée dans le village. Quand nous l’avons rejoint, il avait l’air un peu soucieux. Je lui ai demandé ce qu’avait donné sa mesure – il m’a regardé et m’a demandé « Tu veux vraiment que je te le dise ?… », ce qui signifiait que la réponse ne serait pas joyeuse. J’ai répondu que je voulais évidemment qu’il me dise la vérité ; il a un peu baissé la voix pour me dire que l’écart était toujours exactement de 5 min 45, et que je n’avais rien repris à Cédric dans le faux-plat – comme si c’était une mauvaise nouvelle ! Moi, qui étais heureux de m’être bien économisé dans ce faux-plat, je n’y voyais aucun motif d’inquiétude.
Non, ce qui me souciait un peu plus, c’était cette drôle d’apathie que je manifestais depuis le début de la journée, depuis l’échauffement avant le départ, même. Je ne me sentais pas saignant, pas hargneux, pas vraiment concerné. Je n’étais pas très optimiste pour le résultat final de la journée, mais ce n’était pas du tout à cause de ces 5 min 45 qui avaient refusé de diminuer : c’était à cause de mon manque d’implication mentale. Au moment où les choses sérieuses commenceraient, je n’allais certainement pas être motivé à me faire mal si je gardais ce drôle d’état d’esprit … J’ai donc tenu à le dire à mes parents en passant devant eux : j’ai fait une moue significative, un geste de la main qui voulait dire « couci-couça », et, en les dépassant, je leur ai glissé : « Je me sens mou … ».
À la sortie du village, dans la fameuse rampe qui marque le début de l’ascension de la côte de Tiergues, j’ai été heureux d’apercevoir mon ami Philippe Combes, son appareil photo (réparé !) à la main. C’était à cet endroit-là que, l’an dernier, il m’avait convaincu d’attaquer, par un encouragement qui aurait semblé anodin, mais qui avait bouleversé le déroulement de la course. Cette année à nouveau, Philippe se tenait là, il était là pour moi, et j’ai eu plaisir à me rappeler l’épisode de 2018 – j’ai retrouvé le sourire au moment où je l’ai aperçu :
À trois fois rien près, j’avais donc 6 minutes de retard sur Cédric, et 6 minutes d’avance sur Gabriel. Quelques dizaines de mètres plus haut, une voiture de l’organisation était arrêtée sur le bord de la route, et son équipage en était sorti pour mesurer des écarts et nous encourager : Jacques Bréfuel (membre du club organisateur de la course, le S.O. Millau athlétisme, et organisateur en chef) était accompagné de Jean-Pierre Lucas, l’homme qui a couru, et terminé, les 45 premières éditions de l’épreuve (il avait raccroché après l’édition de 2016, mais en 2017 et cette année, il était revenu … comme passager de la voiture officielle). Jacques m’a annoncé un écart de 5 min 42, qui était tout à fait compatible avec les 5 min 45 que Jérôme avait mesurées à l’entrée du village. C’était surtout dans l’ascension de la côte de Tiergues, qu’il serait intéressant de suivre l’évolution de l’écart – et ça tombait bien : on y arrivait tout juste …
Le soir après l’arrivée, Jean-Pierre Lucas m’avait raconté qu’il avait été frappé de la différence d’allure entre Cédric et moi : quand nous sommes passés devant eux à cet endroit, Cédric regardait ses pieds, l’air abattu, alors que je regardais droit devant moi, en souriant. Jean-Pierre en avait conclu que j’étais plus frais que Cédric, et que je ne tarderais pas à le reprendre. Il est bien possible que j’aie été plus frais que Cédric à ce moment de la course, et la suite des événements allait le confirmer. Mais l’honnêteté me pousse à proposer une autre interprétation à mon attitude : je venais de demander à Chloé d’aller prendre un peu d’avance, pour nous attendre en haut de la côte de Tiergues, et il est bien possible qu’à ce moment-là, en passant devant Jean-Pierre, je souriais de regarder, loin devant, mon amie qui s’éloignait à vélo (honnêtement, je ne sais plus pourquoi précisément je souriais à ce moment-là !).
J’avais sans doute trop attendu, avant de demander à Chloé de prendre de l’avance : la pente était déjà assez raide, elle progressait à la même vitesse que nous, et les quelques décamètres d’avance qu’elle avait pris dans le village ne voulaient plus s’allonger, maintenant que nous étions dans la côte. Jérôme faisait la même analyse, nous étions en train de nous dire que nous ne tarderions pas à la rattraper. Je me sentais bien, les jambes répondaient encore très correctement. Jean-François et Jérôme se tenaient juste derrière moi, prêts à intervenir si j’avais besoin de quelque chose, ils m’encourageaient, et notre petit groupe avançait à un bon rythme. Sylvie et Patrick avaient laissé un peu filer, ils étaient un peu en arrière.
Ce que je ne vous ai pas encore dit, c’est que Chloé n’est pas que l’accompagnatrice qui me connaît si bien, qui anticipe et comprend tout ce que je ressens et ce que je veux : elle est également ultra-marathonienne, et cette année spécialement, elle s’est fait un nom dans la communauté des coureurs de 24h, en terminant 4ème du championnat de France, à un souffle des 2ème et 3ème, et en décrochant sa qualification en équipe de France pour le championnat du Monde, qui aura lieu les 26 et 27 octobre à Albi. Elle a acquis une sacrée condition physique, et là, sur son vélo devant nous, elle nous tenait la dragée haute … Moi qui m’attendais à revenir rapidement sur elle, je ne refaisais pas mon retard, l’écart restait absolument constant. Quand nous sommes arrivés aux deux lacets, un endroit magnifique peu avant le sommet, elle avait toujours sa trentaine de mètres d’avance, et il était devenu clair que je ne la rattraperais que quand elle s’arrêterait sur le bord de la route, au sommet, comme prévu.
L’odeur du sang
Nous avons donc basculé ensemble au sommet, sur cette petite route qui, ensuite, rejoint la départementale qui descend de Tiergues à St-Affrique. Avant le carrefour, la vue se dégage sur la gauche, nous pouvons contempler le début de la descente, la route que nous allons emprunter, les tentes du ravitaillement qui se trouve là … et … tiens ! Cette voiture, que je vois là-bas, au loin, après le ravitaillement : elle porte un gyrophare orange … Instinctivement, parce que j’étais en chasse derrière Cédric, j’avais profité de cette longue visibilité pour aller fouiller du regard, le plus loin possible, pour voir si je pouvais voir mon adversaire. Je ne voyais pas Cédric, mais cette voiture, avec son gyrophare, et sur le toit de laquelle je distinguais maintenant le gros chronomètre électronique, c’était clairement la voiture-ouvreuse de la course ! Et si la voiture-ouvreuse était là, le leader de la course, Cédric, ne devait pas en être bien loin !
Cette vision, ç’a été le déclic que j’attendais depuis longtemps : je me suis comme réveillé, j’ai retrouvé mes instincts de coursier. Moi qui avais passé tout le début de la course à rêvasser, à penser à ma famille, et même (je l’avais dit à mes accompagnateurs), qui avais passé tout le premier marathon à me demander ce que je fichais là, eh bien ça y est, je rentrais enfin dans ma course ! La vue de la voiture-ouvreuse, la certitude que Cédric était là, au bout de cette ligne droite, à proximité de cette voiture, c’était la concrétisation de ce qui était en train de se tramer depuis déjà de longs kilomètres : j’étais en forme, il fallait bien le reconnaître, je ne m’en étais pas rendu compte, mais j’étais complètement dans le coup, et Cédric, dont je faisais mon favori avant le départ, dont je faisais mon favori pendant le premier marathon, il était finalement juste là, pratiquement en visuel, et la dynamique était en ma faveur.
Comme ces grands carnassiers, dans la savane ou dans les océans, qu’on s’étonne de trouver placides, atones, lents, qui ne semblent pas décidés à faire un seul mouvement superflu – mais qui sont pris d’une fureur incontrôlable à partir du moment où ils ont senti l’odeur du sang d’une proie blessée : je me sentais soudainement acteur de la course, j’étais deuxième, mais ça ne me suffisait pas, j’étais deuxième, mais le premier était là, juste devant. Il était juste devant, et j’avais une furieuse envie de le rejoindre. J’ai senti un vrai bonheur m’envahir : fini, le mollasson, l’apathique – j’avais une course à gagner, et il était temps de s’y mettre !
J’avais retrouvé toute ma confiance en moi, je redevenais le maître de la situation. À mes accompagnateurs à vélo, derrière moi – qui avaient déployé des trésors d’encouragements depuis le début de la journée pour m’inciter à courir sérieusement – j’ai déclaré : « L’odeur du sang ! Retenez bien ça : j’ai senti l’odeur du sang ! ». J’ai regardé cette fameuse voiture avec son gyrophare et son chrono, j’ai repéré l’endroit où elle était (elle s’apprêtait à disparaître derrière un virage), et jeté un coup d’œil à ma montre : je voulais mesurer l’écart avec elle, et voir combien il avait fondu le temps de l’ascension de la côte de Tiergues.
Et j’ai accéléré, franchement, et constaté avec joie que mes jambes étaient encore très fraîches, et nullement douloureuses. Nous allions arriver à la borne du 65ème kilomètre, il restait 35 km à parcourir, et je me sentais prêt à les courir vite, à me faire mal, j’avais enfin retrouvé l’envie ! Je souriais : c’est pour ce genre de moment, que j’aime tant le sport …
Au carrefour entre les deux routes, où nous allions prendre la départementale vers la gauche en direction de St-Affrique, nous avons retrouvé mon ami Clément Mettling, toujours aussi précis dans ses pointages. Il nous a annoncé 3 min 40 de retard. Le calcul était vite fait, nous avions repris plus de 2 minutes en quelques kilomètres d’ascension. Derrière moi, mes amis se réjouissaient de la tournure que prenaient les événements. Jérôme, qui, depuis longtemps, nous disait de plus en plus explicitement qu’il pensait que je rattraperais Cédric, était conforté dans ses analyses. Jean-François, avec son œil aiguisé, avait bien vu mon changement d’attitude, et, après m’avoir vu amorphe pendant 65 km, m’a averti qu’il ne faudrait pas m’enflammer. Il avait raison, bien entendu, et je n’allais pas courir à cette allure pendant les 35 km qui restaient. Mais là, au moins pour quelques hectomètres, j’ai quand même tenu à bourriner un peu, juste pour le plaisir – je n’en avais même pas encore eu l’envie jusqu’à ce moment, il fallait en profiter !
Quand j’ai atteint le virage où, un peu plus tôt, j’avais vu passer la voiture ouvreuse, j’ai regardé ma montre : j’y passais avec 3 min 20 de retard sur elle. Cet écart était tout à fait compatible avec celui que m’avait donné Clément, puisque je venais de l’alléger généreusement en courant quelques hectomètres à plus de 15 km/h. Trois minutes et vingt secondes, oui, ça me convenait tout à fait : je me sentais suffisamment fort pour les reprendre avant d’arriver à Millau.
Un peu en contrebas de ce virage vers la droite, je savais que nous trouverions mes parents, au rond-point où ils ont pris l’habitude de nous voir passer, à l’aller comme au retour. J’étais heureux de les retrouver, et de démentir le message pessimiste que je leur avais passé, 5 à 6 km plus tôt : non, un peu moins d’une demi-heure plus tard, je ne me sentais plus mou du tout ! Chloé s’est arrêtée pour récupérer, auprès d’eux, des bidons de boisson énergétique pleins, en échange des bidons vides qu’elle leur donnait. Quant à moi, je leur ai adressé un sourire, en serrant le poing, pour leur signifier que je me trouvais dans un bien meilleur état d’esprit. Mes parents avaient de toute manière mesuré eux-mêmes les écarts, et avant même que je leur communique quoi que ce soit, ils avaient compris que l’espoir avait changé de camp …
En accord avec les conseils de Jean-François, j’ai ralenti un peu, et adopté un rythme soutenu, mais pas excessif, dans la descente. J’avais plaisir à courir, et à courir assez vite ; derrière moi, Jérôme prédisait maintenant que je rejoindrais Cédric avant d’arriver à St-Affrique. Je n’y croyais pas : jusqu’ici, je n’avais repris du temps à Cédric que dans les montées, et je n’envisageais pas le rattraper avant, au moins, la remontée de St-Affrique vers Tiergues. Jérôme, d’ailleurs, ne s’arrêtait pas là, et se mêlait maintenant de pronostiquer ce qui se passerait derrière : « Je vois bien Aurélien Connes remonter tout le monde, et finir 2ème. Il a beaucoup d’expérience, il sait faire ça … ».
Dans la descente, nous avons été dépassés par deux cyclistes, un jeune homme et une jeune fille. Ils venaient de nous dépasser quand Jérôme les a reconnus, et il a appelé : « Marine ! ». La demoiselle, qui était à ce moment-là sur un vélo de route, c’était Marine Cabirou, VTTiste pro, spécialiste de descente, et qui venait de remporter les trois dernières manches de la Coupe du Monde 2018-2019. Je savais qu’elle était millavoise, et j’aurais dû me douter que Jérôme la connaissait, mais j’étais loin d’imaginer que nous partagerions un bout de route pendant les 100 km de Millau … Jérôme a accéléré un peu pour aller échanger quelques mots avec eux, puis il nous a attendus.
La chaleur était en train de s’installer pour de bon, les éclaircies étaient maintenant nombreuses et très longues, et, alors qu’il était pratiquement 15h, le soleil se mettait à taper fort. Le niveau des bidons de boisson descendait rapidement, et Chloé a dû prendre de l’avance pour aller les remplir au ravitaillement de St-Affrique. Sylvie, quant à elle, ne nous avait pas rejoints dans la descente : elle avait décidé de se reposer un peu au sommet de la côte de Tiergues, pour nous reprendre au retour (il me semble que Patrick en avait fait autant, mais je n’en suis plus certain). C’est donc suivi de Jean-François et Jérôme, et d’un groupe de cyclistes que je ne connaissais pas, que je terminais de descendre à grandes enjambées vers St-Affrique.
C’est vers le milieu du 70ème kilomètre que, subitement, au détour d’un virage, j’ai aperçu Cédric, qui marchait devant moi, et son accompagnateur, qui le suivait en tenant son vélo à la main. Je me suis écrié « Cédric ! », et j’ai cherché des yeux, incrédule, la voiture ouvreuse, que je ne voyais pas (s’il s’agissait bien de Cédric, pourquoi la voiture ouvreuse ne l’accompagnait-elle pas ?). C’est simplement qu’elle était arrêtée sur le bord de la route, un peu plus loin, et elle nous est rapidement devenue visible à son tour.
Jérôme avait donc eu raison : nous allions dépasser Cédric avant d’arriver à St-Affrique, il avait été victime d’une très grosse défaillance, et, après avoir beaucoup souffert en courant, il s’était résolu à continuer en marchant. Il courbait la tête, visiblement très déçu. En arrivant à sa hauteur, je me suis arrêté pour lui attraper la main, je lui ai demandé de se remettre à courir, en s’alimentant beaucoup, pour que la forme revienne. Il semblait abattu, a serré ma main dans la sienne, mais n’a pas repris sa course – il a continué à marcher lentement. Je suis reparti, et devant nous, la voiture ouvreuse s’est remise en route, après avoir acté le changement de leader. Nous sommes passés devant la borne du 70ème kilomètre juste après cet événement.
Plus tard, Chloé allait nous raconter que, partie en éclaireuse pour aller remplir ses bidons au ravitaillement, elle avait dépassé Cédric avant nous, l’avait vu marcher, et avait vite compris que ce serait moi qui ouvrirais la route en entrant dans St-Affrique. Quand nous sommes arrivés dans le premier faubourg, j’ai aperçu, face à moi, une immense troupe qui criait joyeusement, en agitant des drapeaux occitans. Il devait bien y avoir là une douzaine ou une quinzaine de personnes, exactement à l’embranchement où, après la petite boucle en ville, nous retrouverions, dans l’autre sens, la route que nous avions prise à l’aller. Je reconnaissais, à côté de ce groupe, mon ami Philippe Combes. Est-ce lui qui leur avait dit qui était ce coureur qu’ils voyaient arriver ? À mon approche, cette joyeuse bande s’est mise à crier « Allez Hervé ! » en agitant ses étendards dans le ciel saint-affricain. Philippe a pris une photo à notre passage, elle est très fidèle à l’atmosphère qui régnait dans notre petit groupe : Jean-François, Jérôme et moi étions en pleine confiance, j’ai serré le poing en souriant à Philippe :
J’allais apprendre, après la course en lisant le compte-rendu de Gabriel, que ce groupe de supporters enthousiastes était venu pour l’encourager. Il y avait là sa compagne, sa mère, son frère, et tout un régiment d’amis ! Ils m’avaient reconnu sans que Philippe leur souffle la réponse, et m’avaient spontanément offert leur ovation : les amis de mes amis sont mes amis ! Mon pote Dominique Herzet, qui courait en compagnie de Gabriel au moment où ils sont arrivés devant ce chaleureux comité d’accueil, m’a raconté leurs retrouvailles, et m’a d’ailleurs permis de résoudre un petit mystère. Pendant le marathon, alors que nous courions en compagnie de Gabriel, j’avais remarqué, sur le porte-bagage du vélo de son accompagnateur Bruno, une fleur coupée, qui se bringuebalait dans un petit vase au milieu des bidons de boisson énergétique. La pauvre petite fleur avait déjà quelques kilomètres au compteur, elle commençait un peu à courber la tête, et j’avais trouvé ça charmant, cette petite fleur qui endurait un 100-bornes au milieu des bidons. C’est que Gabriel la destinait à sa femme Lucile, cette fleur ; il avait probablement prévu de la lui remettre après la course (il ne savait pas que son fan-club l’attendrait à St-Affrique), et c’est donc finalement à St-Affrique, sous le soleil et au milieu des drapeaux occitans agités en tous sens, qu’il avait donné la petite fleur à sa femme, avant de repartir à l’assaut des kilomètres.
Home, sweet home
Et c’est donc avec les honneurs de la voiture ouvreuse que j’ai traversé la ville, sous les applaudissements du public saint-affricain. Je suis passé au pointage électronique de la salle de sport, et, après avoir été rejoint par Jean-François et Jérôme (les cyclistes doivent passer derrière la salle pendant que les coureurs passent devant), je leur ai lancé : « Allez ! Maintenant, on rentre à la maison ! ». Le plan de marche était simple, il suffisait de rentrer à Millau sans faire de bêtise, et tout se terminerait bien. Jérôme a résumé la situation en ces mots : « Allez, maintenant, si tu gères ta course raisonnablement, c’est gagné. Et gérer raisonnablement, ça, tu sais faire … ».
Aux organisateurs qui, dans une voiture officielle, nous ont dépassés à peu près à ce moment, et m’ont encouragé en souriant, j’ai dit la même chose : « On rentre à la maison ! » …
La petite boucle dans St-Affrique se termine, juste avant cet embranchement où nous allions retrouver Philippe et le groupe de supporters de Gabriel, par une ruelle étroite qui monte assez sèchement, la rue du Lion d’Or. Au carrefour sui se trouvait au pied de la ruelle, Jérôme a retrouvé Marine Cabirou et son compagnon d’entraînement. Il s’est arrêté discuter quelques minutes avec eux, pendant que Jean-François et moi attaquions cette première rampe dans la longue ascension qui allait nous ramener à Tiergues.
Chloé nous a rattrapés après la sortie de St-Affrique, avec tout son stock de ravitaillement en eau. Nous avons retrouvé Cédric à peu près à l’endroit où nous l’avions laissé, 2 km plus tôt : il avait arrêté de marcher, et il était en train de discuter avec Stéphane, le journaliste de Radio Totem – je crois qu’il allait ensuite monter dans sa voiture pour rentrer à Millau : il n’allait même pas passer au pointage électronique de St-Affrique.
Juste après avoir dépassé Cédric, nous avons croisé Aurélien Connes et ses accompagnateurs à vélo, qui descendaient vers leur fief saint-affricain : comme Jérôme l’avait prévu, Aurélien avait pris la 2ème place, qu’il n’allait plus lâcher. Juste une centaine de mètres derrière Aurélien, un autre petit peloton : Dominique et Gabriel couraient côte à côte, avec leurs accompagnateurs. J’étais heureux de saluer tout ce petit monde, chacun de ces coureurs est devenu un ami, à force de les croiser chaque année à Millau, et nous nous encouragions avec un grand sourire.
Nous avons ensuite dû attendre un peu plus longtemps avant de croiser les coureurs suivants. Je vois maintenant, sur le bilan du pointage électronique de St-Affrique :
- que j’y étais passé après 5 h 10 min 28 s de course ;
- qu’Aurélien y était passé après 5 h 21 min 38 s de course ;
- que Gabriel y était passé après 5 h 27 min 14 s de course ;
- que Dominique y était passé après 5 h 27 min 19 s de course ;
- qu’Arnaud Martinache y était passé après 5 h 35 min 01 s de course ;
- que Kévin Berthaud y était passé après 5 h 39 min 35 s de course ;
- que Ludovic Dilmi y était passé après 5 h 43 min 00 s de course.
J’avais demandé à Chloé de se positionner au sommet, comme à chaque côte, et nous la voyions devant nous, ouvrir la voie à la voiture officielle. Sur la voie opposée, la première féminine était la favorie attendue, Laurence Klein : elle était très concentrée sur sa course, et quand, quelques minutes plus tard nous avons croisé la deuxième (ma copine d’entraînement Valérie Tixier), Valérie, très souriante, m’a donné l’impression d’être plus fraîche. Elle n’était pas tellement loin derrière Laurence, je me demandais si elle n’allait pas revenir – en réalité, Laurence allait encore augmenter un peu son avance sur le retour vers Millau (elle est passée au pointage de St-Affrique avec 12 min 35 d’avance sur Valérie, et sur la ligne d’arrivée elle allait porter son avance à 20 min 08).
Un peu plus tôt (à notre passage au 75ème kilomètre), Jérôme s’était fendu d’un nouveau petit reportage vidéo en direct pour la communauté Facebook. Chloé n’était plus là pour se moquer de lui, donc Jérôme n’a pas eu besoin de faire des erreurs de manipulation de son téléphone 🙂 Pendant son enregistrement, nous avons été rattrapés par Marine Cabirou et son compagnon d’entraînement (ils étaient repartis de St-Affrique un peu plus tard que nous, après avoir discuté avec Jérôme) : nous avons échangé des compliments, je voulais la féliciter pour ses trois victoires en Coupe du Monde, elle m’a répondu en me félicitant pour la course que j’étais en train de réussir (« Je serais bien incapable d’en faire autant ! »). Je lui ai répondu que j’étais bien loin aussi de jouer les acrobates comme elle en descente : j’étais cycliste, sur route, pendant mon adolescence, et je n’ai jamais été à l’aise dans les descentes, ou quand ça frottait dans le peloton … Pendant son enregistrement, Jérôme a aussi fait remarquer que je n’arrêtais pas de parler, et qu’il n’arrivait pas à me faire rester concentré sur ma course. C’est vrai que j’ai une vague tendance à être un peu bavard (ceux qui m’ont vu à une arrivée doivent voir de quoi je parle), y compris en course. Depuis 2015, je tâche de rester bien concentré et d’éviter de gaspiller mon souffle à discuter avec tout le monde – mais cette année, dans l’état d’esprit où je me trouvais, je n’arrivais vraiment pas à me concentrer, et du coup j’ai effectivement papoté pendant toute la course. À un moment, dans le premier marathon, où je m’étais trouvé à courir seul (je veux dire : avec mes accompagnateurs à vélo, mais sans autre coureur), Jérôme m’avait dit en rigolant qu’il préférait ces moments où j’étais seul, parce que comme ça j’arrêtais un peu de bavarder 🙂
Nous avons retrouvé mes parents au rond-point où nous les avions vus pour la dernière fois. J’étais maintenant en tête, je n’avais pas encore beaucoup forcé, et nous avions calculé que je devais avoir une dizaine de minutes d’avance sur mon premier poursuivant, Aurélien (puisque je l’avais croisé juste avant la fin de son 70ème km, et la fin de mon 72ème : il avait environ 2 km vallonnés de retard sur moi). J’avais les mains sur les hanches en passant devant eux (signe de fatigue, chez moi), mais tout allait bien, et j’avais le sourire – eux aussi, d’ailleurs !
Nous avions rejoint Chloé, et nous finissions l’ascension tous ensemble. Ce qui simplifiait l’intendance : à un moment où j’avais pris un gel sucré, et rendu le tube vide à Chloé, elle n’avait pas trouvé d’endroit où le ranger dans son panier à vélo, et l’avait donc refilé à Jérôme (enchanté de lui servir de poubelle, mais bon, ce n’était pas comme si c’était la première fois qu’il se faisait chambrer depuis Aguessac …). Nous avions fière allure, tous ensemble : dans la semaine qui avait précédé la course, Jean-François avait eu l’idée d’aller chercher au magasin Foul&es de Montpellier (c’est la boutique qui m’équipe) trois maillots identiques à celui que j’allais porter sur la course. Chloé, Jean-François et Jérôme portaient donc tous le même maillot que moi, et sur les photos, c’est vrai que ça fait un joli ensemble.
En haut de la côte, le flot de coureurs, sur la voie opposée, s’était densifié, et nous profitions désormais pleinement de l’ambiance extraordinaire de cet aller-retour entre Millau et St-Affrique. J’avais le sourire, je courais sans pression, et je répondais fréquemment aux encouragements et aux félicitations de mes camarades coureurs. Moi qui avais mis 65 km à entrer dans ma course, j’en étais ressorti après le passage à St-Affrique : à nouveau, je me sentais assez peu concerné, je courais par automatisme, et j’étais heureux de ces échanges avec les autres coureurs, mais je me désintéressais des écarts, et de la performance chronométrique que je signerais à Millau. Rétrospectivement, il me semble que j’ai surtout passé tout le retour sur Millau à échanger des sourires et à prendre plaisir à retrouver des endroits que je commence maintenant à bien connaître. L’esprit compétitif, qui m’avait animé avec une telle vigueur pendant la descente vers St-Affrique, s’était envolé, et j’étais désormais plutôt à la parade.
En bas de la descente, en entrant à St-Rome, j’ai aperçu mon copain d’entraînement Jean-Claude Laurent, qui mitraillait avec son appareil photo. Jean-Claude m’avait déjà encouragé à l’aller, il vient se positionner chaque année à St-Rome ; quelques dizaines de mètres plus tard, nous retrouvions mes parents, pour notre dernière rencontre avant Millau :
Dans le long faux-plat descendant, entre St-Rome et St-Georges, je n’ai pas cherché à appuyer très fort, et je constate, sur l’enregistrement GPS de ma course, que mon allure y est restée bien moyenne (autour de 4 min 35 / km, plus lente que ma moyenne générale sur la journée, alors que ce segment était en descente). Dans la longue procession de coureurs sur l’autre voie, nous avons reconnu de nombreux amis, notamment mes potes toulousains Christophe, Célia et Simon (j’ai loupé Denis) ; c’est aussi dans ce passage qu’à un moment, un coureur sur la voie d’en face m’a crié : « Je suis Eddy ! ». C’était le fameux Eddy Cassen, qui m’avait laissé ce gentil message, la veille, au retrait des dossards, pour me demander un autographe. Je lui avais écrit que je souhaitais qu’il se signale à moi le lendemain : c’est ce qu’il a fait, et j’ai donc eu le plaisir de le voir, et de l’encourager pour la fin de sa course 🙂
De nombreux coureurs m’encourageaient ou me félicitaient par mon prénom, certains, très au courant de mon CV, précisaient que j’allais gagner pour la 4ème fois. Quelques autres (c’est arrivé plusieurs fois, mais je ne sais plus combien de fois exactement), un peu au courant de mon CV, mais pas totalement, me félicitaient pour cette « 3ème victoire », et quelques fois, joueur, je corrigeais « Non ! La quatrième ! » 🙂
La traversée de St-Georges a été, comme celle de St-Rome, très festive : il faisait un temps superbe, de nombreux coureurs, arrêtés au ravitaillement, étaient sortis au soleil pour manger ou boire ce qu’ils étaient allés chercher sur les tables, et ce gros attroupement m’a ovationné à mon passage, encore plus bruyamment que les rangées de spectateurs sur les trottoirs du reste du village. Je saluais par des coups de casquette, je faisais des signes de la main – un vrai bonheur, que ce retour sur Millau !
À la sortie de St-Georges, nous avons attaqué la dernière grosse difficulté de la journée, l’ascension de la côte du Viaduc par le versant ouest. J’ai aperçu, sur le goudon, au milieu de la chaussée, un petit morceau de viande – je me suis dit que c’était tout ce qui devait rester de cette bestiole écrasée que nous avions vue à l’aller, et dont nous avions craint que le passage de la voiture officielle nous catapulte des morceaux dans la figure. Là, après le passage d’un demi-millier de 100-bornards et de leurs accompagnateurs à vélo, il ne restait plus qu’un petit morceau rouge, le reste s’était évaporé, peut-être réparti dans les rainures d’un millier de semelles de baskets … Une fois de plus, sans que je l’aie exprimé à haute voix, je constatais que Chloé était exactement sur la même longueur d’onde que moi : en apercevant le petit reliquat sanguinolent, elle a dit : « Tiens, c’est ce qui reste de la bestiole de tout à l’heure … ».
Dans l’ascension, nous avons, comme chaque année à cet endroit, croisé mon pote Jérôme Cavaillé, qui était mon directeur de thèse, à Toulouse, il y a quinze ans et plus, et dont l’influence sur ma vie a largement dépassé le cadre professionnel, puisque c’est aussi lui qui m’a incité à courir les 100 km de Millau la première fois, en 2010 : nous venions sur la course pour y célébrer l’année de ses 40 ans … Cette année, j’étais heureux d’être en tête de la course pour le croiser, et, il faut bien le dire, assez surpris aussi (avant la course, j’avais expliqué à Jérôme que j’arrivais un peu fatigué à Millau, et que je ne savais pas trop à quoi m’attendre). C’est donc en lui répétant une de ses phrases fétiches (« Tu peux le croire ?!? ») que je lui ai tapé dans la main en le croisant (son accompagnateur à vélo, Bernard, a filmé la scène avec le téléphone de Jérôme) :
Un autre coureur que j’ai eu plaisir à croiser dans la côte, c’est Nicolas Luchez. C’est un coureur que, il y a quelques années, je ne connaissais pas du tout, mais un jour sur les réseaux sociaux il m’avait fait remarquer qu’il n’avait participé que trois fois aux 100 km de Millau, et qu’à chaque fois c’était moi qui avais gagné (en 2015, 2016 et 2018), et il en concluait qu’il me portait bonheur. Euh, peut-être même qu’il m’avait fait cette remarque avant 2018, puis ensuite il était venu sur la course en 2018, je l’avais gagnée, et nous avions pris ça comme une confirmation de ses pouvoirs … En tout cas, on s’en doute, j’avais été ravi d’apprendre qu’il serait là cette année, et quand je l’ai aperçu sur la voie d’en face, je lui ai crié : « Nicolas ! Il faut que je t’embrasse ! », et j’ai traversé la ligne pointillée pour aller le prendre dans mes bras et lui faire une bise sur la joue. Il rigolait, mais les gens qui ont assisté à la scène ont dû se demander pourquoi j’étais content à ce point de trouver ce coureur sur la course 🙂
Souvent, c’étaient les coureurs que je croisais, qui s’arrêtaient pour m’applaudir (bon, sans me faire la bise, eux), et même, au moment où j’ai croisé le groupe de coureurs qui accompagnaient un enfant malade (plusieurs groupes se sont relayés pour pousser son fauteuil roulant sur l’ensemble de la course), le coureur qui poussait le fauteuil à ce moment-là a fait demi-tour, pour m’accompagner en courant avec cet enfant dans le même sens que moi, pendant que le reste de son groupe nous faisait une haie d’honneur :
Un tel déploiement de félicitations aurait pu me faire tourner la tête. Heureusement, quelqu’un s’est chargé de me rappeler que je devais garder la tête froide, parce que je n’étais pas forcément le plus rapide : dans la fin de l’ascension, alors que nous pouvions voir le Viaduc face à nous, nous avons entendu un avion de chasse arriver de notre gauche (donc, du nord vers le sud) et croiser le parcours de la course, selon une trajectoire parallèle au viaduc. Il volait assez bas, il est bien possible que le pilote ait eu envie de passer à cet endroit-là, à ce moment-là, pour saluer la course – en tout cas son passage a fait lever toutes les têtes ! Derrière moi, mes accompagnateurs commentaient : « Il passe à côté du Viaduc, pour se faire plaisir ! », j’ai ajouté « Pour vraiment se faire plaisir, il aurait dû passer sous le Viaduc, entre les piles ! ».
Au sommet, nous avons retrouvé, pour la dernière fois de la journée sur le parcours, mon collègue Clément Mettling, qui avait été présent sur le bord de la route en haut de chacune des quatre grosses côtes du parcours. Il nous a encouragés pour le peu qui nous restait : encore 8 kilomètres, dont 3 premiers kilomètres en descente raide, et nous serions arrivés.
Cyril Compan sur son scooter, avec sa fille Salomé derrière lui qui nous filmait, nous escortait, et les images qu’ils filmaient étaient envoyées sur l’écran géant dans la salle des fêtes, où se trouvait la ligne d’arrivée, où nous attendaient les speakers, et le public sur les gradins … De temps en temps, en jetant un coup d’œil en direction de l’objectif du téléphone que Salomé dirigeait vers moi, je pensais à ces gens, là-bas, dans le Parc de la Victoire, derrière cet objectif qui me regardait …
Avec ma gestion de course très prudente, j’avais préservé mes jambes, gardé des forces – et avec cette espèce de détachement que j’avais ressenti pendant toute la course, à l’exception de la descente de Tiergues à St-Affrique, j’avais aussi économisé mon investissement mental. C’était un peu curieux, je n’avais jamais ressenti ça (et pour cause ! D’habitude, quand je viens sur un 100-bornes, c’est pour le vivre à fond !), mais je me rends compte que je me suis épargné beaucoup de fatigue nerveuse : en fin de course habituellement, je suis fatigué à la fois physiquement et mentalement, après avoir passé des heures à m’appliquer à adopter la vitesse qui me permettrait d’avancer le plus vite possible sans défaillance. Là, j’avais effectivement couru toute la journée, et, en jetant un coup d’œil à mon chrono, je me rendais compte que je n’avais pas couru à une allure ridicule (il restait possible de passer sous les 7h30 si je gardais une bonne allure sur ces derniers kilomètres) – mais j’avais conservé comme une sorte de fraîcheur mentale, j’avais économisé ma motivation. Sylvie, derrière moi, m’incitait à aller chercher les 7h30, et figurez-vous que, dans l’espèce d’apathie avec laquelle j’avais vécu pratiquement toute la course, je me trouvais assez d’envie pour relever le défi.
J’ai donc couvert la descente à une belle allure, j’ai très bien passé le petit raidillon du 95ème kilomètre, et je n’étais pas trop ridicule sur le faux-plat descendant qui nous amène de Creissels (96ème km) au Tarn, au 98ème km. Je me prenais au jeu, je voulais profiter de ma bonne condition physique en fin de course, pour embellir un peu mon chrono final. Moins de 7h30, oui, et tant qu’à faire, moins de 7h29, moins de 7h28, … J’étais content de voir à quel point j’étais en meilleure forme que ce que j’avais cru : alors oui, l’été avait été fatigant, j’avais trop peu dormi, mais tout compte fait, j’avais quand même suivi mon plan d’entraînement avec sérieux, et il n’y a pas de miracle. Si les séances sont faites correctement, les jambes sont bonnes le jour J, qu’on y croie ou non …
En traversant le Tarn, nous sommes passés devant la borne du 98ème kilomètre (je vous ai déjà raconté que j’aime beaucoup cette borne-là, celle qui marque le début de la parade finale dans les rues de Millau). À la sortie du pont, je savais que j’allais retrouver Éric, le bénévole qui m’encourage personnellement chaque année, et qui sait toujours trouver les mots justes. À l’aller, il m’avait annoncé que j’allais rattraper Cédric, et à ce moment-là je n’y avais pas vraiment cru – là, 54 kilomètres plus loin, il fallait se rendre à l’évidence : il y a des gens qui me connaissent mieux que je ne me connais moi-même ! C’est d’ailleurs une confidence que ma mère allait me faire après la course : elle, malgré mon pessimisme dans les dernières semaines, était toujours restée convaincue que j’allais gagner. J’avais réussi à persuader mon père, qui lui avait dit que ça ne marcherait pas cette année, mais elle, avait refusé de nous écouter – et c’était sans doute elle la moins surprise, à la fin de la journée 🙂
Jean-François, Jérôme et Sylvie m’ont annoncé qu’ils allaient prendre un peu d’avance, dans les rues de Millau, pour suivre les recommandations des commissaires officiels (qui demandaient à ce qu’un seul cycliste m’accompagne dans le trafic automobile des deux derniers kilomètres ; mes amis avaient décidé que ce serait Chloé). Ils se sont éloignés, pendant que Chloé, qui connaît le métier mieux que personne, m’encourageait à courir, mais surtout, m’incitait à bien en profiter. Sur la place du Mandarous, au public toujours nombreux, j’ai envoyé une bise aux spectateurs, je leur ai fait, des mains, la forme d’un cœur, et j’ai frappé ma poitrine avant de les montrer du doigt : je voulais leur dire que je les aimais, et que leur présence, leurs cris et leurs applaudissements, m’allaient droit au cœur au bout d’une journée d’efforts.
Nous sommes passés devant la borne du 99ème kilomètre, et Chloé m’a dit « Allez, fais-le pour Delphine ! ». Toute la journée, elle avait pris garde de ne pas trop mentionner ma pitchounette, je pense qu’elle avait vu que je n’arrivais pas à me motiver pour la course quand je pensais trop clairement à elle. Mais là, pour le dernier kilomètre, nous pouvions nous le permettre, la ligne d’arrivée était si proche ! Mes yeux se sont embués, j’ai chanté la petite comptine que ma femme a inventée pour notre fille, deux petites phrases en chinois, qui lui disent qu’elle est notre petit bébé, notre petit Mochi … J’ai eu envie de courir comme un fou, j’ai brutalement accéléré, et Chloé, enchantée du résultat de son encouragement, me répétait que ma fille serait fière, qu’elle aimait son papa, et moi, je m’ennivrais de ces idées, et je courais, courais ! Je vois maintenant, sur mon enregistrement GPS, que j’ai fait une pointe à 3 min 36 / km au début du 100ème kilomètre …
Là où l’histoire, de touchante, est devenue comique, c’est que, à force de courir comme ça après 99 kilomètres, j’ai vite épuisé les quelques forces qui restaient dans mes jambes, et au bout de 500 m, paf ! Panne sèche ! Les cuisses étaient vides, et j’avais beau aimer ma fille très fort, j’avais beau me chanter sa comptine et tout, j’avais beau avoir à mes côtés la complice qui savait parfaitement comment me motiver, eh bien, tout tombait à plat : je n’avais plus de force dans les jambes, et malgré toute la meilleure volonté du monde, il allait falloir composer avec la dure réalité de la physiologie … J’ai dit à Chloé : « Ah, euh … je ne peux plus ! ». Chloé, confiante dans les forces de l’esprit, m’a répondu que je le pouvais, que je n’avais qu’à le vouloir, qu’il fallait continuer, mais, j’avais beau faire tout ce qu’elle disait, je ne pouvais plus faire mieux que de revenir à mes 4 min 20 / km. Les jambes ne suivaient plus : j’avais très envie de lui faire plaisir, mais là, je me heurtais à une impossibilité physique 🙂
Nous sommes entrés dans le parc, où, comme chaque année, les enfants du S.O. Millau athlétisme (*) attendaient les premiers concurrents, pour les escorter joyeusement jusqu’à la ligne d’arrivée. J’ai toujours un immense plaisir à les retrouver, accompagnés de leur entraîneur, à l’entrée de l’allée de platanes : cette nuée de petits angelots vient nous aider à couvrir les 250 derniers mètres, leurs sourires et leurs applaudissements évaporent fatigue et douleur, et donnent à l’arrivée une ambiance de triomphe festif.
(*) C’est ici que s’arrêtait la sauvegarde de mon compte-rendu, rédigé en octobre 2019, puis perdu au printemps 2020 – j’ai ré-écrit la suite, de mémoire, les 11 et 12 octobre 2020 : les deux versions du texte diffèrent donc à partir de ce point.
Dans l’allée qui nous amenait à la salle, j’ai fait un jeu de mots en langue des signes : de mes deux mains, j’ai fait le « V » de la victoire, pour, à la fois, signifier ma joie de remporter la course, et pour indiquer le nombre « 4 », celui de ma quatrième victoire à Millau. C’est à cet instant qu’a été prise la photo qui sert d’illustration en tête de ce compte-rendu. Au bout de la ligne droite, à l’entrée du plan incliné métallique qui allait nous faire entrer dans la salle, j’ai aperçu Patrick Gineste, l’un des piliers de l’organisation de la course, qui m’a tendu la main à mon passage. « La » main, alors qu’en principe il en a deux, mais il se trouve qu’il avait un bras en écharpe – détail curieux, parce que le matin au départ de la course, il avait deux bras en état de marche … Patrick allait, un peu plus tard, m’expliquer la situation : alors que le départ venait d’être donné, à 10h, il était retourné dans la salle du Parc de la Victoire pour terminer les préparatifs de la ligne d’arrivée, et il était accidentellement tombé du podium. Pendant que nous, coureurs, étions en train de crapahuter le long du Tarn, il avait dû être amené en urgence à l’hôpital, où on lui avait diagnostiqué une fracture de la clavicule. Mais comme on avait besoin de lui pour la course, il était revenu, le bras en écharpe, pour prendre sa part de boulot avec son bras vaillant …
À la sortie du plan incliné, je suis entré dans la salle, pendant que les speakers, Philippe et Philippe, annonçaient mon arrivée. J’ai passé la ligne en levant les bras, puis adressé des baisers au public qui acclamait, et donné l’accolade aux organisateurs et officiels qui m’accueillaient sur le podium. Je leur ai dit que j’étais le premier surpris de ma victoire : avec le manque de sommeil cet été, et le manque de hargne le jour J, je n’aurais pas imaginé que la journée se terminerait aussi bien … Les speakers ont rappelé qu’avec cette quatrième victoire, je rejoignais Serge Cottereau dans le palmarès de la course (mais encore bien loin de notre maître à tous, Jean-Marc Bellocq, l’homme aux huit victoires, et aux chronos inaccessibles ! J’allais d’ailleurs, pendant l’interview, expliquer qu’il fallait un Serge Cottereau et un Hervé Seitz pour cumuler autant de victoires que Jean-Marc …). Serge est venu me féliciter, et m’a discrètement demandé de ne pas monopoliser le micro autant que l’année précédente (où j’avais effectivement privé d’interview les camarades arrivés après moi, tellement j’étais heureux de rester sur le podium et de squatter le micro à leur place …). J’ai promis à Serge de faire des efforts 🙂 mais heureusement, j’avais suffisamment d’avance sur mon second pour pouvoir quand même, au moins un peu, raconter ma vie à Philippe Aubert, ce pauvre speaker à qui je chipe le micro chaque année pour des logorrhées interminables …
Et il se trouve que j’avais, tout spécialement cette année, des choses à raconter : la naissance de Delphine, qui avait transformé nos vies, pour notre plus grand bonheur – et, il faut bien le dire, transformé nos nuits, pour notre plus grande fatigue 🙂 Je voulais dire à Millau, au public et aux organisateurs, que la fin de ma carrière sportive approchait, et que je n’étais plus trop sûr de revenir courir la course dans le futur. J’avais trouvé tellement plus important, tellement plus attirant, et je ne pensais pas pouvoir, encore très longtemps, cumuler mon travail et mes nouvelles responsabilités familiales avec le lourd entraînement qu’exige cette course. Je ne pouvais pas passer mes doutes sous silence, il fallait que je prévienne tous ces gens que je retrouve chaque année avec tant de plaisir, il fallait que je les prévienne que c’était sans doute une des dernières fois que je participais. Ma vie avait changé …
Une personne a filmé mon arrivée, et le début de mon intervention au micro, et a généreusement mis la vidéo en ligne sur Internet ; il me semble que c’est une journaliste du site d’information millavois.com (à l’heure où j’écris ces lignes, plus d’un an plus tard, je n’en suis plus très sûr : que l’auteur de la vidéo me pardonne si je me trompe !). J’en avais enregistré une sauvegarde à l’automne 2019, que je viens de remettre en ligne. Elle est ici :
Dans la suite de mon intervention, j’ai aussi tenu à rendre hommage à l’équipe médicale qui a donné naissance à Delphine (on avait eu une grosse frayeur à un moment, mais le Dr. Duport-Percier et toute son équipe ont fait ce qu’il fallait pour faire sortir Mademoiselle comme il le fallait, et tout s’est très bien terminé). Au micro, je détaillais la terreur qui nous avait saisis quand on avait compris que l’accouchement pouvait mal se passer, et ma description de ce que cette terreur signifiait a jeté un froid glacial dans l’assistance millavoise – je voyais mon père, dans le public, me faire signe d’arrêter de parler, et un murmure d’horreur a parcouru le public quand j’ai mis des mots sur l’indicible. C’était la première fois de ma vie que je m’étais trouvé dans une telle situation, où, en un instant, mon destin pouvait aussi bien basculer vers le plus grand bonheur que vers le plus grand malheur – et l’équipe de la maternité avait réagi magistralement, et nous avait donné la pichenette qui nous avait fait chavirer du bon côté : ce n’était peut-être pas le moment d’en parler, mais c’est vraiment à eux que je voulais dédier cette victoire, et je n’ai pas fini de les bénir …
Après cette interview riche en émotions, j’ai rejoint le contrôle anti-dopage, puis, un pipi plus tard, j’ai retrouvé ma famille et mes amis, qui m’attendaient pour célébrer la victoire. Mes parents avaient apporté une bouteille de champagne en cas d’heureux dénouement, et nous l’avons partagée à l’extérieur de la salle, sur une des tables de la buvette, avec mes fiers accompagnateurs à vélo, Chloé, Jean-François et Jérôme (je crois que Sylvie avait dû s’absenter). Et puisqu’on parle de champagne, petite digression (oui, pardon, ça va encore un peu allonger ce compte-rendu, mais bon, au point où on en est …) : il se trouve que cet été, peu après la naissance de Delphine, notre résidence a subi de lourds travaux de rénovation, et il était assez désagréable de faire dormir la petite fille au milieu des bruits de chantier et des odeurs de solvants. Ma collègue et amie Séverine Chambeyron nous avait gentiment proposé de nous loger dans sa maison pendant qu’elle ne l’occupait pas, partie en voyage pour les vacances. Pendant ces quelques jours, j’avais donc poursuivi mon plan d’entraînement pour Millau, mais sur des routes que je ne connaissais pas. Un soir, j’avais une séance de fractionné à faire dans la chaleur, et un riverain (qui m’avait vu passer et repasser toute la soirée devant ses fenêtres à fond la caisse) m’avait gentiment offert une bouteille d’eau, qui m’avait permis de finir la séance confortablement. Je l’avais chaleureusement remercié, mais j’estimais que ce n’était pas assez. Et puisque toute cette histoire s’était terminée par une victoire à Millau, j’avais eu l’idée de le rembourser de sa bouteille d’eau en venant lui apporter une bouteille de champagne, quelques semaines après la course 🙂 En réalité la maison n’était pas la sienne, c’était celle de sa mère, à qui il était venu rendre visite pendant l’été ; j’ai donc dû expliquer toute l’histoire à sa mère, qui, hilare, a mis la bouteille de côté en nous proposant de nous inviter à la boire avec lui quand il repasserait lui rendre visite 🙂 (fin de la digression …)
Après m’être fait masser et m’être restauré, j’ai pris plaisir à rester traîner dans la salle du Parc de la Victoire, pour discuter avec le public et avec mes camarades coureurs, qui arrivaient les uns après les autres. J’avais remporté la course en 7 h 27 min 19 s ; c’était Aurélien Connes qui, comme en 2016, avait pris la deuxième place, après une course très bien maîtrisée, et où, comme chaque année, il avait encore amélioré son record (le portant cette fois à 7 h 47 min 21 s). Gabriel Noutary avait arraché la troisième place au prix d’un bel effort, et signait donc son premier podium sur notre course-fétiche (certainement pas le dernier !). La tâche de Gabriel avait été compliquée par le retour d’Arnaud Martinache, qui avait fini très fort, et était venu couper la ligne avec seulement 12 secondes de retard sur Gabriel. Chez les femmes, Laurence Klein n’avait jamais vraiment été inquiétée, et elle avait pris la 10ème place du classement général, avec un chrono de 8 h 36 min 26 s, à moins de 12 minutes du record féminin de l’épreuve.
Suivant une tradition désormais bien établie, j’ai ensuite récupéré un vélo et je suis parti à la rencontre de mon ami, ex-directeur de thèse, Jérôme, qui était en train de revenir de St-Affrique. Mes autres copains toulousains étaient déjà arrivés (Christophe avait retranché 50 min à son record), ou sur le point de le faire (Célia, Simon et Denis sont arrivés autour de 23h). Jérôme, le meilleur d’entre nous, allait donc être une fois de plus celui qui aurait couru le plus longtemps 😉 Mais, nouvelle entorse à la tradition, c’est cette fois autour du 93ème kilomètre que je l’ai retrouvé (par une coïncidence extraordinaire, les années précédentes je le retrouvais toujours au 90ème km, quelle qu’ait été sa vitesse sur la course, et quelle qu’ait été l’heure à laquelle je partais à sa rencontre). Il m’avait pris de vitesse cette année, et avait déjà basculé au sommet de la côte du Viaduc quand je l’ai retrouvé, flanqué de Bernard, son accompagnateur à vélo. Il a tenté de me consoler de cette contre-performance : ce n’était sans doute pas moi qui avais trop lambiné, c’est que lui, qui bénéficiait cette année des services d’un accompagnateur à vélo, avait fendu la bise à une vitesse bien supérieure à celle de ses dernières participations – c’est « l’effet Bernard » …
Et c’est donc avec toute la joyeuse bande toulousaine que j’ai terminé la soirée, autour du repas fourni par l’organisation. Le lendemain midi, j’allais profiter de l’hospitalité de la famille de Marcel Compan, qui, depuis des années, photographie et filme le départ et l’arrivée de la course. C’est son fils Cyril qui pilote le scooter depuis lequel sa femme Sandra (l’an dernier) et sa fille Salomé (cette année) filmaient le déroulement de la course pour le retransmettre en direct sur l’écran géant installé dans la salle du Parc de la Victoire. Toute une famille au service de l’archivage photo et vidéo des 100 km de Millau ! C’est au milieu de cette charmante compagnie, et autour du délicieux repas préparé par Michèle (la femme de Marcel) que j’allais donc terminer mon week-end millavois. Un week-end qui m’avait éloigné pendant 48h de ma femme et de notre fille – et qu’il fallait que je m’empresse d’aller leur raconter. C’est avec un grand sourire que j’ai fait le trajet de retour à Grabels, pour les serrer dans mes bras et leur raconter tout ce qui s’était passé …
Bonus multimédia :
Interview par Stéphane David (Radio Totem) diffusée en direct immédiatement après l’arrivée :
Interview par Stéphane David (Radio Totem) diffusée le lendemain de la course: